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                    Albert Camus, dans le discours qu’il prononça lors de la remise de son Prix Nobel de littérature en 1957, affirma que ce qui fait la grandeur du métier d’artiste est « le service de la vérité et celui de la liberté ». « La noblesse de notre métier, dit-il, s’enracinera toujours dans deux engagements difficiles à maintenir : le refus de mentir sur ce que l’on sait et la résistance à l’oppression. » Comment ne pas faire le lien avec la non-violence gandhienne ! Le Mahatma ne nommait-il pas un des aspects de la non-violence « Satyagraha », traduit souvent comme « l’étreinte de la vérité » ou « la force de l’âme » dont la mise en action est la désobéissance civile… L’art et la non-violence semblent tendre vers les mêmes idéaux, ceux-là qui animent l’humanité depuis l’antiquité au moins: le vrai, le juste, le bon et le beau… Mais après trois siècle de culture libérale, ces idéaux sont plus qu’en déclin, on pourrait dire qu’ils sont moribonds, avec, comme le dit Dany-Robert Dufour (in Revue de Mauss n°51) : « un Bien qui procède du Mal, du Juste qui découle de l’Injuste, du Beau détruit par le Marché, du Vrai devenu occasionnel, du fake promu par des sommités… » Que peut-on dire alors de l’art et de la non-violence aujourd’hui? Servent-ils toujours les mêmes objectifs?

L’art est-il par essence non-violent?

                    D’abord, un constat. Nous avons affaire ici à deux concepts bien difficiles à manier. L’un comme l’autre touchent aux racines de ce qui fait l’être humain, aux questionnements qui occupent l’humanité depuis la nuit des temps…  Il ne peut s’agir en aucun cas de simples conceptions intellectuelles, mais d’un ensemble d’idéaux, de valeurs et de pratiques qui touchent à ce qui nous unit inconsciemment et consciemment, qui touchent à l’émotionnel, à l’impalpable, à l’invisible… A l’essentiel en somme. Ou au contraire, à ce qu’il faudrait supprimer car faisant obstacle à l’efficacité productiviste et consumériste… Je ne peux m’empêcher ici de songer à l’effroyable et récente appellation « non-essentielle » appliquée à tout ce qui a trait à la culture…

L’art, disait Henri Bergson vise « à nous montrer, dans la nature et dans l’esprit, hors de nous et en nous, des choses qui ne frappaient pas explicitement nos sens et notre conscience « .  Il est, selon Léon Tolstoï, « le moyen de transmission des sentiments nouveaux parmi les hommes ». En d’autres termes, l’art fait voir ce qu’ordinairement on ne sait ou on ne peut pas voir. Il n’est d’ailleurs pas anodin que ce même Léon Tolstoï soit l’un des précurseurs de la non-violence – avec notamment son ouvrage « Le Royaume des Cieux est en vous » – et qu’il ait tant influencé Gandhi. Si la non-violence se définit comme une manière d’être et d’agir qui respecte soi-même, autrui et le vivant en général, l’art serait un moyen de transpercer la conscience humaine pour changer sa vision du monde, et donc sa manière d’être au monde et éventuellement d’agir sur le monde. Dans ce sens, l’art sert clairement les mêmes buts que la non-violence.

 

« Il y a une affinité fondamentale entre l’art et l’acte de résistance » Gilles Deleuze

Dans une conférence donnée dans le cadre des « mardis de la fondation » en 1987, Gilles Deleuze explique en quoi il considère l’art et la révolte comme les uniques moyens de défense contre les sociétés de contrôle : « Seul l’acte de résistance résiste à la mort, soit sous la forme d’une œuvre d’art, soit sous la forme d’une lutte des hommes.(…) Il y a une affinité fondamentale entre l’art et l’acte de résistance » dit-il.  Il s’inscrit ainsi dans la continuité d’Albert Camus déjà cité plus haut pour qui « Dans toute révolte se découvrent l’exigence métaphysique de l’unité, l’impossibilité de s’en saisir et la fabrication d’un univers de remplacement. La révolte, de ce point de vue, est fabricatrice d’univers. Ceci définit l’art, aussi.»( in L’Homme révolté) L’artiste comme le révolté rêve un autre monde. Toutes les révolutions ont d’ailleurs leurs symboles artistiques, leurs chants, leurs danses, leur humour. Je pense par exemple à la force du logo comme signe de reconnaissance entre révoltés dont parle Srdja Popović dans « Comment faire tomber un dictateur quand on est seul, tout petit et sans armes »,  je pense au Goomboot, une danse ouvrière des mineurs en Afrique du Sud revendicatrice de la culture populaire qui s’est répandue à d’autres pays du continent africain, ou bien sûr au hip hop qui prend racine dans les luttes pour les droits civiques des noirs aux Etats-Unis, ou encore aux chants comme « le peuple uni ne sera jamais vaincu« , composé au Chili en soutien à la révolution socialiste et démocratique menée par Salvador Allende et devenu aujourd’hui un symbole d’unité et de solidarité populaire pour les citoyens opprimés de tous pays.

Certes, pour les pragmatiques, seule l’action de la révolte a un impact dans le monde car le rêve des révoltés est ensuite mis en œuvre dans la société sortant ainsi du monde imaginaire pour vivre dans le monde matériel.
L’art, s’il joue avec et se joue dans la matière, reste avant tout une expérience immatérielle. Quand nos politiques lui attribuent le qualificatif de « non-essentiel », n’est-ce pas de cela qu’ils parlent? L’essentiel pour eux se résumant à ce que nous voyons, touchons, ingérons, rejetons…. Un monde sans interactions autres que celles liées à notre statut de consommateur de ce monde. Un monde sans imagination.

Or qui d’entre nous n’a pas été au moins une fois dans sa vie marqué par un spectacle, un tableau, une musique, touché au point de voir son univers personnel renouvelé, ses croyances s’effondrer et un nouveau point de vue émerger? Lorsque j’ai rencontré Jon Palais, un militant engagé chez Alternatiba et ANV-COP21, il m’a par exemple raconté combien le film « Gandhi » lui avait fait prendre conscience du courage que requiert l’action non-violente. L’art laisse une empreinte dans le monde physique, il bouleverse des vies. D’une autre façon que la révolte, il met en mouvement – ce qui d’ailleurs est la définition du verbe « émouvoir »…

Cependant, la révolte peut exploser, balayer, détruire. L’idéal auquel aspirent ses instigateurs peut justifier tous les moyens et notamment ceux qu’offre la violence. En cela, l’art se distingue car ses moyens, eux, – sauf cas limites dont nous parlerons plus tard – sont non-violents. Nous savons qu’il s’agit d’artifices : aucun acteur ne meurt vraiment dans un film, personne ne se bat vraiment dans un tableau…

L’art peut figurer et dénoncer toutes les violences sans y recourir à son tour. Ainsi la célèbre œuvre de Picasso, Guernica, fut un cri contre la guerre et le fascisme après le bombardement par les avions allemands de la ville éponyme en pleine guerre civile espagnole. Les Misérables de Victor Hugo dévoila avec force le sort terrible et l’injustice subis par le peuple pauvre et opprimé. Par le pas de côté qu’il opère, l’art révèle la violence de manière éclatante et ouvre les yeux d’une société qui les fermait ou dormait encore.

Lorsque j’ai interviewé Ogarit Younan, co-fondatrice au Liban de l’unique université au monde consacrée à la non-violence, j’ai été étonnée et ravie, en tant que comédienne, d’apprendre qu’un des départements de l’université s’intitulait « Théâtre et non-violence ». En en parlant avec elle, j’ai mieux compris. Quels meilleurs moyens d’alerter sur la violence et de transformer la violence que ceux fournis par l’art?

L’art détient une place de choix dans la culture de non-violence.

Il permet d’abord à celles et ceux qui le pratiquent de traiter leur propre violence, de la circonscrire, de lui donner une autre voie, la fameuse 3ème voie de la non-violence. Il peut par exemple devenir un substitut non-violent à l’expression d’émotions telles que la rage. L’autrice et comédienne Andréa Bescond témoigne dans l’épisode 12 du podcast de la rédemption qu’a été pour elle la création de son spectacle Les Chatouilles ou la Danse de la Colère, dans lequel elle racontait son histoire d’enfant victime d’un pédocriminel. Elle a pu ainsi opérer une forme de guérison pour elle-même mais aussi pour les spectateurs et spectatrices dont beaucoup ont attesté de l’impact que cette pièce avait eu pour eux en termes de restauration d’estime de soi et de volonté de se battre contre ce fléau qu’est la pédocriminalité.

De même, les ateliers artistiques font figure de soupape de sécurité et sauvent littéralement certaines personnes de leur propre violence, comme le sport peut aussi le faire. Le fait pour des jeunes dans des quartiers de se retrouver ensemble pour slamer, chanter, danser est d’abord un exutoire à toutes les frustrations subies (cf le récit de Yazid Kherfi sur son parcours de la délinquance à la non-violence)  mais cela permet en outre de sortir de l’isolement et de créer la cohésion d’un groupe, prémisse à l’émancipation de ce dernier.

Ensuite, au-delà des créateurs et des interprètes, l’art permet au public des prises de conscience sur la violence du monde ou la leur. JR, un artiste anonyme mais bien connu dans le monde du street-art fait des collages photographiques sur les murs du monde entier et entend ainsi faire bouger les consciences. Il décide en 2007 de réaliser une immense exposition, intitulée Face 2 Face sur le mur qui sépare la Palestine d’Israël et de représenter ensemble de chaque côté du mur des personnes des deux pays qui font le même métier. Il abolit ainsi des différences qui paraissaient irréconciliables, amenant le public à ne pas pouvoir reconnaître qui est le protagoniste israélien et qui est le palestinien…

L’art élargit l’humanité de celles et ceux qu’il touche et sert en cela parfaitement les buts de respect, de justice et d’amour de la non-violence.

 

 

 

L’art en outre a un effet cathartique sur le spectateur.

C’est Aristote qui, le premier, vit dans la représentation de la tragédie un moyen pour le public de purger ses passions. La psychanalyse y vit la possibilité de libération chez l’individu de tensions refoulées par la réalisation du fantasme sur un mode imaginaire. Je me souviens de mon émotion lorsque j’ai vu la célèbre chorégraphie de Maurice Béjart sur le Boléro de Ravel. Je pleurais et vivais la transe en même temps que le danseur principal qui effectue quasiment le même mouvement pendant 15 minutes. Je ne sais ce que j’ai libéré ce jour-là mais je me suis sentie en état de grâce en sortant du théâtre.

                Néanmoins, à l’heure où les techniques de l’art, de plus en plus perfectionnées, notamment tout ce qui a trait à la vidéo et l’image, sont utilisées à des fins de publicité, de marketing ou dans des divertissements extrêmement réalistes, il devient plus difficile de faire la part du réel et de l’imaginaire. On peut s’interroger, à l’instar du Raoul Collectif, sur le processus cathartique et plus globalement, sur la capacité de l’art de sauver quoi ou qui que ce soit. En effet, dans leur spectacle « Une cérémonie » que j’ai eu la chance de voir dernièrement, cette compagnie belge se questionne sur la possibilité, le sens même, de faire du théâtre dans une société de consommation au bord du gouffre écologique et philosophique. Les thèmes de l’utopie, de la radicalité et de la violence y sont abordés avec la convocation des personnages d’Hamlet, de Don Quichotte ou d’Antigone…  Les interprètes mettent en scène leur impuissance en tant qu’artistes mais aussi en tant que citoyens. L’un d’entre eux moque l’action non-violente en l’assimilant à une sorte de gageure poétique sans efficacité… Au regard des méfaits de l’homme sur le vivant, de la violence et la misère qui perdurent malgré les richesses et le confort de quelques un.es, tous les espoirs de changer le monde par la non-violence ou par l’art leur semblent vains…

C’est ici peut-être qu’intervient la problématique de la création d’un marché de l’art dont Bernard Stiegler prévenait du danger en expliquant que la massification de l’art, non seulement aliène l’être en tant que consommateur de technologies – n’oublions pas que « teknè » est le nom grec pour l’art et que « ars » en latin signifie technique -, mais en plus détruit l’art.  Quand le Capital investit dans l’esthétique, la culture devient une marchandise et non seulement cela prive les consommateurs de définir ce qu’ils aiment, ce qui est une violence envers eux, mais cela finit par faire perdre toute valeur à la marchandise en question. Aussi, Bernard Stiegler poursuit-il dans un entretien intitulé « A quoi sert l’art? »  : « c’est la responsabilité des artistes de questionner leur rapport fondamental et radical à l’esthétique. Qu’est-ce que le juste pour le distinguer de l’injuste? Qu’est-ce que c’est que le vrai pour le distinguer du faux? Qu’est-ce que c’est que le beau pour le distinguer du laid? » Toutes ces vieilles catégories sont à revisiter car la société du spectacle dont parle Guy Debord dans son livre éponyme opère un renversement aliénant de celles-ci: « Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux », dit-il (in La Société du Spectacle). L’art se confond désormais avec le spectacle pour beaucoup de gens, ce qui a pour effet d’ôter toute valeur à l’art, de le tuer.  J’en veux pour preuve ce dit « artiste », Salvatore Garau, qui réussit à vendre pour 15000E une sculpture invisible…

« Dans le monde réellement renversé, le vrai est un moment du faux » Guy Debord, La Société du Spectacle

Le théâtre, dans l’antiquité, se jouait dans les cérémonies en l’honneur du dieu Dyonisos mais à notre époque, qu’est-ce qui est encore sacré ? Quand on ne sait plus que croire, quand les grandes industries font reposer la consommation de leurs produits sur le désir esthétique qu’elles suscitent chez les futurs clients, quand, dans une société, le monde virtuel a pris la place du réel, quel espace reste-t-il encore à l’œuvre d’art et quelle vérité pourrait-elle bien révéler?

Il y a donc aujourd’hui une ambiguïté dans l’art dont il est difficile de se départir. Mais la non-violence non plus n’est pas exemptée complètement. Comme je le rappelais dans mon article Comment la violence sert l’état, le pouvoir néolibéral ne se prive pas de dévaluer le combat non-violent en reprenant à son compte des héros de la désobéissance civile tel que Martin Luther King ou Gandhi, les privant ainsi de leur subversivité et occultant le risque inhérent à l’activisme non-violent. (écouter également ce qu’en dit Samuel Légitimus dans l’épisode 23 du podcast)

Mais avec la crise que traverse l’art, l’accaparement de ses moyens par un système qui aliène au lieu de libérer, la question de savoir si l’art sert toujours les mêmes objectifs que la non-violence se pose de plus en plus. Une œuvre, picturale, musicale, quelle qu’elle soit, est créée dans une intention précise, que cette intention soit consciente ou non. L’effet produit sur le public dépend donc en grande partie de la vision et de la visée de l’artiste et c’est ici sans doute que les chemins de la non-violence et de l’art se séparent.

D’abord, le réalisme dans l’art pose la question des limites entre l’action politique et l’art d’une part, entre la violence réelle et le déplacement de la violence sensé être opéré par l’art, d’autre part. Les performances où les interprètes se font réellement mal, contrevenant ainsi à l’idée que les moyens de l’art sont toujours non-violents, sont problématiques à bien des égards. Par exemple Piotr Pavlenski qualifie son travail d’art politique et ses œuvres font souvent appel à l’automutiliation. Pour sa première action médiatisée, « Suture », il s’était cousu les lèvres, en soutien aux Pussy Riot condamnées pour une « prière » jugée blasphématoire dans une cathédrale de Moscou. Si l’effet de choc peut frapper l’esprit du public, peut-on parler d’œuvre d’art? La question vaut la peine d’être posée. Le fait que l’acteur souffre réellement empêche le déplacement symbolique de la violence que permet l’acte artistique et le spectateur ou la spectatrice souffre réellement pour lui…

Plus graves encore car non consenties, il y a les violences faites aux interprètes à leur insu afin de rendre l’œuvre plus réaliste. Maria Schneider a subi une forme de viol dans une scène d’ Un dernier Tango à Paris de Bernardo Bertolluci, ceci « pour l’amour de l’art » et la réussite du film… L’actrice ne s’en est jamais remise.

Outre la violence faite aux victimes, l’impact sur le public n’est certainement pas à négliger. Certaines œuvres sont ainsi vécues par celles et ceux qui les recoivent comme une forme d’agression, voire un traumatisme. Et si l’on reste dans l’industrie du cinéma et de la télévision, le fait que la violence ne soit plus exceptionnelle mais vue et revue chaque jour sur les écrans – si on regarde assidument la télé, on peut voir jusqu’à 1000 meurtres par semaine ! (source : ici) – ne peut que banaliser la violence. L’art devenu industrie prépare à la violence dans la vie, elle nous y habitue, inversant ainsi complètement le processus cathartique.

L’art devenu industrie prépare à la violence dans la vie, elle nous y habitue.

Enfin, certaines œuvres appellent explicitement à la violence. Les unes au racisme, les autres à la misogynie, certaines aux meurtres… Nous sommes loin dès lors d’une finalité non-violente.

Toute la question est de savoir s’il s’agit encore d’art et non d’une forme de perversion de l’art… L' »entertainement » comme disent les américains est-il destiné à affranchir l’être humain ou à l’enchaîner davantage? Le divertissement, s’il est plaisant, est-il salvateur? Si l’on suit Tolstoï , non. « Pour donner de l’art une définition correcte, il est nécessaire, avant tout, de cesser d’y voir une source de plaisir, pour le considérer comme une des conditions de la vie humaine. Et si on le considère de ce point de vue, on ne peut manquer de constater, tout de suite, que l’art est un des moyens qu’ont les hommes de communiquer entre eux. » (in Qu’est-ce que l’art?). L’auteur de La Guerre et la Paix, nous invite à opérer un renversement de pensée et à considérer l’art à nouveau dans sa dimension spirituelle, donc essentielle, au lieu de le voir comme une sorte de pilier du capitalisme, servant à faire vendre, et de fait, non-essentiel dans ce cas à la survie humaine.

Pour Tolstoï, on ne saurait faire société sans art.

« L’art est un des moyens qu’ont les hommes de communiquer entre eux »

Cela me rappelle la réponse du chanteur HK quand je lui ai rapporté les propos qu’on m’avait tenus selon lesquels on ne pouvait pas continuer à « regarder le monde sombrer en jouant de la musique ». Kaddour Haddadi avait tout simplement dit : « Moi je crois que c’est quand on ne jouera plus de musique que le monde sombrera »L’art serait une sorte de poumon de l’humanité et la mesure de sa vivacité… Une œuvre, dans ce cas, exprimerait l’esprit de son temps tout en dévoilant les aspirations profondes des êtres humains. Par exemple, avec Danser encore, ce même HK a-t-il traduit le sentiment de tant de français en manque de lien social et de culture pendant ces deux années vécues avec le covid et a-t-il amené en même temps des prises de conscience sur la violence subie par la population pendant cette période.

 

Kaddour Hadadi - La Force de la Non-violence - Podcast 

L’artiste fait figure de témoin de son époque. Il porte les révoltes et les aspirations des siens. Samuel Légitimus, acteur noir ayant vécu la discrimination, s’inspire de l’auteur noir américain James Baldwin, dont l’oeuvre transpire les luttes pour les droits civiques aux Etats-Unis, en se battant aujourd’hui en France pour faire reconnaître l’universalité de la culture noire. L’artiste fait le lien, met en lien. Du fait de leur marginalité – ce qui interroge une fois de plus sur cette notion de starsystem et de mainstream – les créateurs et créatrices aident à faire prendre conscience aux êtres humains du lien indéfectible qui les unit , entre eux mais aussi avec la nature. Faire sentir la force de l’interdépendance rejoint en cela l’objectif ultime, selon moi, de la non-violence : renoncer à son pouvoir sur l’autre. Non par moralité mais par logique : aucun être ne peut être le plus fort tout seul. «Les tyrans ne sont grands que parce que nous sommes à genoux.» disait Étienne de La Boétie. L’art comme la non-violence s’opposent à la loi du plus fort et prônent le dialogue et l’empathie pour faire advenir un monde plus juste, plus solidaire et plus libre. Pour ce faire, l’un comme l’autre réhabilitent la notion de conflit qui permet de mettre au jour les tensions et de les résoudre par la création d’une nouvelle voie… La musique en est le plus bel exemple, peut-être, avec la tension créée par certaines notes au sein d’une phrase musicale et la résolution établissant une harmonie nouvelle à la fin de cette même phrase. De même, tous les comédiens et comédiennes de ce monde savent que la première question à se poser lorsqu’ils étudient une scène de théâtre ou de cinéma est : quel est le conflit?

L’art et la non-violence transforment la violence inhérente à la vie pour aller, plutôt que vers la destruction, vers plus de vie encore.

                                 

                     Il y a quelques années, j’ai co-créé et joué un spectacle, que j’ai particulièrement chéri, qui s’intitulait « Il y en a même qui n’ont jamais rêvé… » Nous avions imaginé un monde où plus personne ne rêve la nuit à part quelques artistes, quelques déphasés, quelques marginaux… Il s’agissait du rêve nocturne mais symboliquement, c’était la possibilité de s’imaginer autre chose que ce que notre société d’images virtuelles veut bien nous offrir comme perspectives qui se trouvait annihilée… Mon personnage, Judith, était une employée incapable, malgré sa bonne volonté, de rentrer dans le moule. Elle faisait tout de travers et contrevenait à la bonne marche de la société de consommation. En tant qu’interprète, je portais une affection particulière à cette jeune femme maladroite et vibrante. Que serait le monde sans la fragilité si profondément émouvante de notre condition, sans notre incapacité à nous conformer complètement, sans l’espoir de vivre différemment, sans les utopies qui nous font avancer? La question n’est donc peut-être pas de savoir si la non-violence et l’art changent le monde – et ils le changent soit concrètement soit en changeant notre vision de ce monde – mais de savoir ce que serait le monde sans la création et l’amour, sans le rêve de voir la justice et la liberté advenir, sans la révolte devant le manque d’empathie et l’inconséquence de nos comportements souvent si éloignés de nos idéaux?

Certaines sociétés ont essayé de se débarrasser de l’art. Ont-elles été respirables, ont-elles été heureuses, ont-elles été non-violentes ?

C’est en cela que l’art et la non-violence sont indissociables car ils nous invitent à devenir plus cohérents avec nous-mêmes, à nous changer et à oser se battre pour les valeurs auxquelles nous croyons.  Aussi je conclurai par ces mots de Jean-Marie Muller dans le numéro 167 d’Alternatives Non-violentes consacré à Albert Camus : « Celui qui se décide à la non-violence est un homme révolté devant la violence qui humilie et meurtrit l’homme en violant la dignité de son humanité. (…) Ainsi, celui qui opte pour la non-violence est un homme qui dit non. Et c’est aussi un homme qui dit oui, dès son premier mouvement. En disant « non » à la violence qui viole la vie, il dit « oui » à la vie. Il affirme que la vie peut avoir un sens. » (NB : l’homme et la femme!)

Et c’est là aussi, il me semble, l’exigence de l’art : mettre en forme, exprimer un point de vue qui ouvre une fenêtre intelligible sur le monde et sublimer l’expérience mystérieuse de la vie.

« L’art est ce qui rend la vie plus intéressante que l’art »

Robert Filliou

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