« Dieu vomit les tièdes. » Ce verset de l’apocalypse m’a toujours impressionnée. Non pas parce que je crains une quelconque justice divine – cette cruauté implacable me paraît relever bien plus du jugement humain – mais parce qu’il me ramène encore une fois à la question de la radicalité, que j’ai déjà traitée dans ce podcast, et notamment dans l’article « La non-violence, c’est radical. » Il y a une beauté indéniable dans la radicalité. Dans sa persévérance, dans sa non compromission. Quel dommage que ce mot soit si souvent relié dans l’inconscient collectif à une forme de violence ! La radicalité d’Anton Deums est bien de celles qui forcent l’admiration. J’ai rarement rencontré un être d’une telle clarté, que ce soit sur le plan éthique mais aussi sur le plan de la logique. Ce militant d’Extinction Rébellion va au bout de ses idées dans ses actions de désobéissance civile, mais aussi dans sa vie, en suivant la chaîne des « Pourquoi ? », sans jamais se laisser effleurer par le moindre conformisme. Il n’a pas de smartphone, utilise le moins possible Internet, a réduit tous ses besoins, tend vers une société du don et cherche inlassablement des solutions pour réduire non-seulement son impact négatif sur l’environnement, mais surtout pour le restaurer et produire un impact positif. La justice climatique, la justice sociale, la justice tout court, n’admettent pas de tiédeur. C’est la tiédeur qui créé de l’injustice. Mais rares sont ceux qui comme Anton Deums ont le courage de se lever radicalement dans tous les domaines de leur vie. Et d’ailleurs, malgré la jeunesse de mon invité, j’ai eu l’impression de me retrouver face à un vieux sage.

Célia Grincourt  – Anton Deums, qu’est-ce que c’est pour vous la non-violence ?

Anton Deums – De manière assez générale, pour commencer, je dirais que c’est prendre soin de soi, et même des autres, et chercher ce qui fait sens pour nous. Sans se mettre de limite, par rapport à ce qu’on trouve juste, dans la société ou dans nos relations les uns aux autres. Et c’est une manière de voir le monde et ce qui nous entoure avec une autre grille de lecture, où on se retrouve à nouveau responsable de ce qu’on fait – je pense que ça c’est un point important. On peut refuser de perpétuer la violence envers nous-même, dans nos relations avec les autres et plus globalement dans la société. C’est une manière de rester libre, c’est une manière de dire « Vous ne pourrez pas contraindre mon esprit. Vous pourrez contraindre mon corps, mais je reste libre et ce que je choisis, c’est ce qui s’en rapprocherait le plus, c’est l’amour.» C’est un mot que je trouvais très difficile à assumer, à prononcer quand j’ai rencontré ça mais l’essence de ce qu’il y a derrière la non-violence, je crois que c’est ça. La quête de sens et du soin qu’il y a derrière ça. Une fois qu’on a compris, c’est se mettre en responsabilité et se dire qu’on a le choix même quand c’est difficile.

Célia Grincourt  – Dans une rencontre spéciale des Gilets Jaunes qui s’intitule « Deux ans de lutte, et après ? », organisée par QG et Révolution Permanente, vous dites avoir grandi dans l’un des lieux les plus pollués de France, la Vallée de l’Arve, elle-même située dans la région la plus riche de France, la Haute-Savoie. Est-ce que ça a joué un rôle, cette contradiction, dans votre construction personnelle, dans vos convictions écologiques ?

Anton Deums – Juste pour rectifier, je n’ai pas grandi dans la Vallée de l’Arve, j’ai grandi juste à côté. Du côté Sud, c’est la Vallée des Aravis. J’ai d’abord atterri dans cette prise de conscience par toute la souffrance que j’ai vue, que ce soit dans les maladies, dans les épreuves que j’ai pu traverser, dans des cercles très proches. Donc j’ai plus été touché par les questions sociales et la souffrance individuelle. J’ai découvert la pollution et les données sur la Vallée de l’Arve bien plus tard que mes débuts de prise de conscience.

Célia Grincourt – Et concernant ces débuts de prise de conscience, il y a eu un déclic ?

Anton Deums – Je dirais que c’est quelque chose qui a toujours été «latent», j’ai toujours été marqué par les injustices, depuis que je suis petit, à l’école… J’ai toujours un peu eu l’esprit de « je ne veux pas faire les choses si ça ne me semble pas juste. ». Simplement, quand on est tout petit, c’est dur de dire « non ».
Et puis, en grandissant, mon frère est tombé malade. J’avais un grand frère qui a deux ans de plus que moi et qui est tombé malade quand j’avais 10 ans. Et on a passé 4 ans dans les hôpitaux. Il avait un cancer. Ça a commencé avec une tumeur d’Ewing, une tumeur osseuse à la hanche. De passer autant de temps dans les hôpitaux… Ce n’est pas parce qu’on est jeune qu’on a toute la vie devant nous et ce n’est pas parce qu’on est petit qu’on ne peut pas voir et la souffrance et la mort. Et en fait, si on peut mourir si tôt, pourquoi on fait tout ce qu’on fait ? Je n’ai jamais lâché cette question là. Est-ce que ça fait du sens d’aller à l’école ? Qu’est ce que j’apprends ? Est-ce que ça fait du sens par rapport à ce que j’ai vu dans les hôpitaux, par rapport aux gens qui souffrent ? Une fois qu’on commence à poser ce regard-là…

Célia Grincourt – Vous avez côtoyé la mort très jeune.

Anton Deums – Il est décédé quand j’avais 14 ans; lui, il en avait 16. Et ça été très très difficile. Je me suis dit qu’on peut pas continuer à vivre et à créer des conditions qui créent des cancers. C’est des maladies qui explosent en nombre de cas dans les pays occidentaux et dans les états industriels, qui sont liées à nos modes de vie de manière générale, aux pollutions qu’on subit, à la malbouffe, au stress, aux conditions de travail, aux relations qu’on a les uns avec les autres, ça va toucher à plein de choses. Et quand on regarde dans ces sociétés, le cancer c’est des points de croissance, c’est des industries pharmaceutiques. C’est des chimios fortes, et puis derrière il y a une seringue pour faire remonter le taux de globules blancs. Et la seringue, c’est je sais pas combien de milliers d’euros, et les gens font du profit quand les gens sont malades. J’ai commencé à beaucoup plus plonger dans « Pourquoi ? ». Et je crois que je n’ai jamais lâché ça. C’est là où j’ai commencé à me questionner sur « qu’est-ce qui m’anime ? ». C’était pas tellement « Qu’est ce que j’ai envie de faire en termes de métier ? ». Et je crois que ce qui a commencé à vraiment m’animer, c’est de travailler à ce qu’on souffre moins, déjà nous-mêmes. Ça, c’est vraiment pas facile.
Dans la Vallée de l’Arve, on a monté une action, quand j’ai commencé à prendre toute cette conscience, pour lutter contre la pollution de la Vallée. On est allé bloquer un incinérateur qui est au fond de la Vallée, qui a une aérologie particulière. C’est au pied du Mont-Blanc. Tout le monde va là-bas pour la qualité de l’air, pas dans le fond de la Vallée mais dans le Mont-Blanc. Sauf que la pollution elle ne s’arrête pas au fond de la Vallée, évidemment. Et on a bloqué cet incinérateur et je me suis fait embarquer par la gendarmerie. Dans la voiture qui m’a amené au poste, une des gendarmes, celle qui conduisait, m’a dit « Moi, c’est mon métier, je suis obligée de vous arrêter, mais par contre, continuez ce que vous faîtes. Dans la classe de mon fils il y a deux cancers et il faut qu’il y ait des gens qui s’engagent, qui se lèvent et que ça bouge. ».

Célia Grincourt – Mais qu’est-ce qui pollue particulièrement cette vallée ?

Anton Deums –  Il y a énormément de trafic dû au tunnel du Mont-Blanc et il y a quelques grosses usines, c’est une vallée assez industrielle quand-même. Il y a  quelque chose qui est assez insidieux aujourd’hui. Les pollutions aux particules fines – des moteurs diesel ou des cheminées par exemple, ce sont des pollutions qui vont principalement toucher les poumons, etc. Et aujourd’hui, on mesure principalement ces particules-là, par contre on ne mesure pas les particules ultrafines ou les nanoparticules qui passent. Et en fait, la dangerosité de ces nanoparticules est bien plus grande, ça ne concerne plus seulement la pneumologie, on en retrouve dans le cerveau, ça passe à travers le placenta. Donc on est en train d’essayer de résoudre un problème technique en disant : « Les particules fines c’est pas bien, on va mettre des filtres. » sans remettre en cause la manière dont on exploite – ce qu’on appelle produire de la richesse. Aujourd’hui le discours dans la Vallée c’est que ce qui pollue, c’est les cheminées, c’est les foyers ouverts, et c’est pas les autoroutes, et c’est pas les incinérateurs, et c’est pas les usines.

Célia Grincourt – Ce sont les particuliers.

Anton Deums – Ce sont les particuliers, les individus, avec toute cette culpabilisation. Et bien évidement que si on peut trouver des moyens de brûler du bois qui consomment moins de matière, et en émettant moins de particules, comme on peut avoir avec des double combustions, des poêles rocke, c’est mieux… Mais c’est pas le cœur du problème dans cette vallée, et les gens ne peuvent pas arrêter de se chauffer. Par contre, les camions ,ça fait des années et des années qu’on saurait faire autrement, qu’on saurait détourner par le fret, il y a énormément d’assos qui ont travaillé là-dessus. Et les usines… Bah oui, il y a des usines qu’il faut peut-être arrêter. Peut-être que la question, ça n’est pas «comment on va brûler nos poubelles pour émettre moins de particules toxiques ?», c’est «comment on arrête de faire des poubelles, comment on arrête de faire une société qui produit, consomme et détruit ?». On émet des pollutions dans l’atmosphère où on enterre nos déchets, mais en fait ça se stocke dans l’environnement en général, et on en prend tous les retours de bâton derrière.

Célia Grincourt – J’ai été très sensible à vos documentaires intitulés « Sur les sentiers de la rencontre » et « Digression tibétaine », tournés en Inde, au Népal et au Tibet, il y a 7 ans au moins. Vous avez entrepris ces films très jeune, à 19 ou 20 ans, en quoi ça a été des voyages fondateurs pour vous, et fondateurs de quoi ?

Anton Deums – Je crois que j’ai été très touché quand j’ai découvert dans mes lectures des gens qui sont partis marcher au long cours avec très peu de choses. Et j’ai senti que j’en avais besoin, je n’avais pas fait le deuil du tout de la mort de mon frère quand je suis parti. J’étais extrêmement en colère contre le fait que, alors qu’il y a énormément de gens qui font énormément de choses que je juge non souhaitables, quand on est jeune et qu’on n’a pas fait grand-chose de mal, on peut mourir. J’ai été assez touché par ça. Je crois que je suis parti plus pour introduire ce que je commençais à voir du monde, partager ce qui me semblait injuste et pourquoi il ne fallait pas qu’on laisse faire ça. Pourquoi dans mon milieu j’étais le seul en colère ? Comment c’est possible d’être le seul en colère ? Et c’est pas vrai, je suis pas le seul en colère, les gens sont en colère contre plein de choses, mais pourquoi je suis le seul à vouloir transformer cette colère en quelque chose qui va faire changer le système. Je suis allé en Inde principalement et au Népal, pour la culture et toute cette relation et cette réflexion sur la non-violence, qui est très ancrée dans les spiritualités de ce pays-continent. Pour pouvoir m’y confronter, c’est rigolo, j’ai eu des conversations sur Gandhi avec des gens… Une fois, j’ai été hébergé dans un temple de Brahma où il y avait deux jeunes qui passaient là, et qui travaillaient dans l’Armée de l’Air, et qui me disaient que Gandhi, c’était une chochotte, qu’il voulait pas prendre les armes et utiliser la violence et que du coup, c’était une chochotte. Et je trouvais ça assez rigolo. Et donc des longues discussions sur le fait que ça demande vachement plus de courage de se lever face à des gens qui ont des armes et d’assumer de pas leur obéir. J’ai eu plein de discussions avec plein de gens là-bas sur ces questions-là. Disons que j’avais envie que les gens comprennent pourquoi je commençais à faire ces choix-là.
Je me suis senti très isolé quand j’ai commencé à me poser ces questions, et c’est pour ça que j’ai commencé à beaucoup lire et chercher dans les religions, mais pas au sens des institutions que les Hommes ont fondé par-dessus, mais plutôt de l’essence de ce qu’il y a derrière. Qu’est-ce que les gens sont allés chercher comme système de justice, comme rapport à la vérité, à cette recherche de cohérence ? J’avais envie d’être compris là-dedans. Et le fait de faire un documentaire, c’est un format que la plupart des gens sont ok de regarder, quand c’est des proches, passer 42 minutes devant un film, ça va.

Célia Grincourt – Et avec vos parents, il y a une compréhension par rapport à ça ?

Anton Deums – Je sais pas s’ils seraient d’accord, mais je dirais qu’il y a une compréhension avec 2 – 3 ans de décalage à chaque fois. Et j’ai toujours eu très envie qu’ils comprennent ce que je fais, ça a toujours été quelque part en décalage avec ce qu’ils pensaient qui était bon pour moi. J’ai arrêté l’école quand j’avais 16 ans, en première. Ça a été : « Qu’est-ce que tu vas faire si tu arrêtes l’école ? ». J’ai quand même fait des études, mais j’ai choisi de ne pas passer mes diplômes, et là c’est pareil. Mais ce qui fait sens pour moi, c’est d’apprendre des choses et de rencontrer des gens, de grandir, d’utiliser ça dans ma vie, pas d’avoir un papier. Mais c’est sûr que dans la société, c’est pas rassurant dans le monde du travail, par rapport à tout ce qui est classique. C’est hyper dur de faire sans. Moi je savais déjà que je voulais travailler dans travail qui faisait sens. Et si les gens avec qui je veux travailler reconnaissent pas que c’est pas avec un bout de papier qu’on peut se lier et travailler ensemble, c’est que c’est pas encore le moment qu’on travaille ensemble.
Ensuite, je suis parti en itinérance avec ma compagne. On s’est construit un camion, j’ai dit à mes parents “Voilà on a fait 3 ans d’études supérieures pour travailler dans le social, l’humanitaire”, que j’ai pas voulu faire parce que – c’est un autre sujet, mais ça me dérangeait un peu cette idée de mettre un pansement sur un système qui va très mal, alors qu’il faut qu’on réfléchisse profondément à…

Célia Grincourt – Ah non, ce n’est pas un autre sujet …

Anton Deums – C’est toujours cette même quête derrière, de revenir à la racine de notre problème, de faire qu’on n’ait pas besoin d’humanitaire en fait, qu’on soit solidaires les uns des autres. Il y aura toujours besoin dans l’urgence de créer des choses, mais pas de l’humanitaire de développement. Surtout dans une posture très descendante, en général. Je crois que c’est de Luther King, cette citation que j’avais mise au début de mon documentaire : « Si on veut vraiment être solidaire, il ne s’agit pas de donner une piécette à un mendiant, il s’agit de penser un système dans lequel il n’y a plus de mendicité. ». Je crois que ce qui nous rend fous maintenant, c’est qu’on ne se confronte plus à la mort, et du coup on perd la question du sens de la vie et on a peur de tout. On sacrifie beaucoup de choses pour notre sécurité. Il faut accumuler plus parce que c’est comme ça qu’on est en sécurité, il faut… On ne se rend pas compte que dans tout ça on détruit énormément. Et que ça ne répond pas à notre besoin de sécurité. On est de plus en plus malade, il y a de plus en plus de gens qui meurent de diverses choses, d’accidents, de pollution, de faim, à travers énormément de misère dans le monde, et ça ne nous rend pas globalement plus en sécurité. Et on continue droit là-dedans sans prendre trop de recul sur quelles sont les causes profondes et comment on peut les adresser.

Célia Grincourt – Avec Jon Palais, que j’ai reçu dans l’épisode 3, nous avions parlé pour ANV COP21 et Alternatiba des deux jambes de la non-violence. Pour qu’elle puisse marcher. A savoir, d’un côté la dénonciation, la désobéissance civile, les actes radicaux et directs, et de l’autre la création et la proposition d’alternatives. Et j’ai vraiment l’impression que vous incarnez ces deux aspects de la non-violence. Parce qu’il y a ce que vous proposez et expérimentez avec votre compagne Romane, et puis votre implication au sein d’Extinction Rebellion. On va peut-être prendre dans l’ordre et revenir sur cette itinérance de plusieurs années avec Romane dans ce camion très spécial que vous avez fabriqué et appelé Mobilab Songo. Qu’est-ce que c’est comme aventure et quels fruits vous en avez retiré ?

Anton Deums – On s’est posé pas mal de questions au sortir de nos études sur qu’est-ce qu’on veut faire… Et on s’est dit : on veut aller voir des gens qui se sont mis dans une recherche, dans une quête de mode de vie plus en lien, plus cohérence avec ce qui leur semble juste. Des gens qui essaient de faire ça en collectif, autour de l’agriculture, autour de plein de choses différentes. Donc aller passer du temps en itinérance lente, en se posant plusieurs mois dans chaque lieu pour apprendre et aller dans le fond des choses avec les gens. C’est des relations… Il y a toute cette partie-là. Et l’autre partie plus matérielle, technique, de la recherche de comment répondre à nos besoins pas seulement en détruisant le moins possible – le climat, la biodiversité, etc, mais aussi en se disant “Comment répondre à mes besoins, et améliorer l’état du système ?” Très concrètement stocker du carbone, réaugmenter la biodiversité, créer du lien entre les gens. Essayer de retrouver cette posture-là. Il n’y a quand-même pas beaucoup de gens en France qui sont là-dedans, et donc on a voulu se lier, rencontrer des gens qui font ça, apprendre avec eux. Sur plein d’aspects on a réduit nos besoins monétaires à vraiment pas grand-chose. Ce qui a dégagé énormément de temps à passer avec les autres, pour proposer des ateliers sur la route. On re-partageait ce qu’on avait appris quelque part. La perspective [c’est] de nous installer, c’est pas d’être en itinérance toute notre vie, c’est d’aller se lier avec les gens qui testent ça et donc de recréer ces liens d’interdépendance et de co-construction. Et en fait on ne sait plus le faire, on ne sait plus travailler ensemble, autant sur les aspects très matériels, les savoir-faire pratiques – il y a plein de choses qu’on ne sait plus faire quand on redescend de niveau de technologie, etc. Et autant que les savoir-être : comment on vit ensemble, comment on s’organise, comment on règle nos conflits. Parce que oui, il y a des conflits, oui vivre avec d’autres gens, c’est compliqué mais quand on commence à voir qu’on ne peut pas faire autrement que de vivre avec les autres, et que c’est chouette si on arrive à créer des relation saines. En fait, on se rend compte à quel point c’est précieux. Avec les enfants et tout ça, je pense qu’il faut un village pour élever les enfants, il faut que les enfants soient accompagnés par plein d’adultes, par plein d’autres enfants d’âges différents. Et en fait, ça fait du sens sur énormément de points. Et donc voilà, depuis qu’on a eu notre petit bout qui a bientôt 1 an et demi, on s’est posé pour l’accueillir.

Célia Grincourt – Vous avez monté une association qui s’appelle Auréso, c’est ça ? Pour l’autonomie, la résilience et la solidarité.

Anton Deums – Oui c’est pour pouvoir explorer et ouvrir des espaces d’expériences, de recherche et d’accueil, autour de ces questions-là.

Célia Grincourt – La question de la résilience revient énormément dans votre bouche et dans les documents que vous m’avez envoyé… C’est un petit peu un terme à la mode et que je trouve un peu flou, est-ce que vous pouvez un peu le définir et expliquer ?

Anton Deums – La définition purement physique, c’est la capacité d’un matériau à absorber un choc et à revenir dans son état initial. Et puis ça a été adapté dans plein de milieux : psychologie, société, entreprises… Et finalement, ça a émergé aussi autour des notions d’écologie. Ce qui m’intéresse, c’est plus cet aspect-là, c’est quels sont les écosystèmes qui sont les plus résilients possibles, qui vont durer dans le temps et traverser les chocs que tout système traverse ? Pas forcément pour revenir à son état initial, mais avec cette notion d’adaptation à ce qui arrive. Et en fait notre société aujourd’hui, elle n’est pas du tout résiliente, elle n’est pas du tout capable de faire face à des chocs systémiques. Si on prend par exemple la situation alimentaire de l’Ile-de-France, il y a trois jours d’autonomie alimentaire dans Paris. S’il y a le moindre pépin sur l’approvisionnement des camions, au bout de trois jours il n’y a plus de nourriture pour les gens. C’est démentiel, il n’y a aucune société qui a vécu à flux tendu comme ça et qui a tenu dans le temps, aucune civilisation, jamais. Et c’était une préoccupation majeure, avant de savoir qu’on pouvait passer une saison, qu’on avait des stocks. De toute façon, aujourd’hui on ne sait même plus utiliser ce qu’il y a autour de nous, on ne connaît plus les plantes… Donc cette notion de résilience, c’est un moyen pour essayer de minimiser la souffrance et les impacts des chocs qu’on va subir. On est en train de rentrer dans un siècle des tempêtes.

Célia Grincourt – Et alors comment on rend résilient un territoire, en résumé ?

Anton Deums – Déjà il faut que les gens s’impliquent et… Il n’y a aucune réponse toute faite à l’avance, ça dépend de ce qu’il y a, de combien il y a d’habitants, le milieu avec lequel on va interagir. Avoir plusieurs choses qui répondent à la même fonction, la redondance des fonctions, qu’elles apparaissent plusieurs fois. Qu’on n’ait pas, par exemple qu’une manière de soigner les gens si jamais il y a un problème. Qu’il n’y ait pas, par exemple, un seul centre qui gère toute la logistique alimentaire du territoire, qu’on puisse avoir une production qui est décentralisée et en même temps de la transformation sur place, qu’il y ait plein d’unités de transformation à petite échelle, que ce soit beaucoup plus en lien avec les gens. Et que tous les savoirs-faire et les savoirs-être qui nous permettent de gérer ça, pour travailler à plus petite échelle avec des groupes de gens, dans des entreprises, des associations, des fermes, soient partagés, que les infos circulent. C’est un ensemble de choses et un maillage des réponses à nos besoins physiologiques… C’est la première brique, sans celle-là, on survit pas, donc après on ne peut pas construire autre chose. Sur les besoins alimentaires, avoir chaud en hiver, être abrité, se vêtir, se soigner, des briques de base quoi. Et là-dessus, il faut qu’on s’y attelle un peu sérieusement, parce que la société a externalisé tout ça dans des chaînes très très longues et complexes, desquelles on dépend. On s’en est rendu compte pendant le premier confinement, qu’il y avait des fermes qui ne tournaient plus parce que leur tracteur avait une pièce qui était tombée en panne et qu’en fait cette pièce venait d’usines chinoises, transportée par des bateaux qui passent aux quatre coins du Monde. Cette perte d’autonomie d’une manière générale… L’autonomie pas du tout au sens d’autarcie, mais dans le sens d’avoir la main sur nos moyens de subsistance, nos moyens d’existence. C’est une manière de nous libérer, de choisir nos contraintes en fait. On est toujours dans un système de contraintes. Si je m’arrête de manger, ça ne va pas durer très longtemps… Donc je suis contraint par mes besoins de trouver à manger. Et aujourd’hui, le système marchand externalise tout ça, on va payer des gens, on va contraindre d’autres gens, eux-mêmes contraints par des besoins monétaires pour répondre à mes propres besoins. Avec tout ce que ça entraine que je ne peux pas gérer. Parce que je ne peux pas gérer les relations du producteur au supermarché, ce n’est pas moi qui ai la main là-dessus. Alors que si moi, je vais voir quelqu’un qui produit de la nourriture, ou que je produis moi ma propre nourriture, je peux gérer tout ce que ça veut dire. Et quand c’est très proche de moi… Je n’ai pas envie que ce soit polluant. C’est beaucoup plus difficile d’avoir un système qui a énormément d’externalités négatives quand c’est très proche de nous quoi.

Célia Grincourt – Extinction Rebellion. C’est un mouvement assez mystérieux qui donne l’impression d’être un peu insaisissable, qui est jeune, qui compte déjà 17 000 militants en France. Qu’est-ce qui vous a attiré, comment vous êtes entré dans cette organisation, comment vous vous y sentez ?

Anton Deums – C’est un mouvement divers et… insaisissable. Parce qu’il adresse des problématiques systémiques en pensant des changements culturels profonds. On peut le prendre par plein de bouts différents et en raconter tout autre choses suivant par quel angle on attaque ça. J’ai découvert le mouvement fin octobre 2018, quand les anglais ont fait leur première déclaration de rébellion. Ça vient d’activistes et de militants anglais qui étaient avant dans un autre mouvement qui s’appelait Rising Up.  Le principe du mouvement, c’est de baser notre mission à la mesure de ce qui est nécessaire. C’est quelque chose qu’on s’autorise rarement. « Voilà ce qui est nécessaire dans la société pour arriver à adresser nos problématiques aujourd’hui… »

Célia Grincourt – Vous pouvez donner un exemple ?

Anton Deums – Par exemple, se dire “Ok, ce qui est nécessaire par rapport au carbone, pour ne prendre qu’un exemple facilement mesurable et compréhensible, c’est d’arriver à la neutralité carbone en 2025.”. Mais personne ne dit ça, c’est impossible de dire ça aujourd’hui, et c’est peut-être impossible de le faire, mais c’est ce qui serait nécessaire. Ce qui serait nécessaire c’aurait été d’y être bien avant, mais par rapport à là où on en est… En tous cas, c’est se donner des ambitions à la mesure de ce qui est nécessaire. Sur la biodiversité, le carbone, sur le changement de système en profondeur. Il y a tout un pan du mouvement qui est orienté vers le changement de la manière dont on interagit en société, nos institutions, et aussi notre culture relationnelle, etc. Tout ce qu’on appelle la culture régénératrice, une culture du soin, qui a émergé dans les milieux militants où c’est vraiment pas évident d’habitude. C’est déconstruire les rapports de domination qu’il y a dans nos organisations, dans nos modes de fonctionnement, donc ça me parle beaucoup tout ça. On ne peut plus juste rester sans rien faire, il faut y aller aujourd’hui.

Célia Grincourt – Et alors est-ce qu’il y a eu des actions auxquelles vous avez participé qui vous ont marqué, des victoires qui vous motivent à continuer ?

Anton Deums – Ça, c’est une très bonne question… C’est quoi une victoire face à la destruction du monde et à l’ampleur que ça a aujourd’hui, enfin on a déjà perdu plus de la moitié des animaux vertébrés à la surface du globe, on est déjà allé à un niveau de destruction… Ce ne sera jamais une victoire. C’est quelque chose dans le bouddhisme, chez les stoïciens, ou dans d’autres philosophies, c’est le détachement par rapport aux résultats, qui n’est pas du tout le détachement de nos actions et de ce qu’on peut faire, mais  le détachement par rapport à ce qu’on ne peut pas contrôler, l’attachement à la seule chose qui dépend de nous : qu’est-ce que je choisis de faire à chaque instant ? Comment je choisis d’être avec les gens, comment je choisis de parler, de réagir quand je vois une situation qui me déplaît. Soit que j’ai provoquée moi, ce qui arrive aussi souvent, des fois on fait quelque chose et ensuite on se dit “Merde, en fait c’était pas juste.”, et comment je reviens dessus une fois que j’ai pris conscience de ça et… Et en fait c’est un combat en soi, et qui ne s’arrête jamais quoi. Donc voilà, cette notion de victoire, selon comment on la regarde, elle n’est pas toujours facile à encaisser. On peut faire des actions… En juin dernier, je montais sur les grilles du Ministère de l’Intérieur pour dénoncer cette vision de la sécurité qu’il y a dans notre société, qui est une sécurité uniquement centrée sur le contrôle, avec énormément de violence qui augmente. La violence “légitime » de l’État, envers les citoyens, envers énormément de choses, envers nos milieux de manière générale. Et qu’en fait on ne se préoccupe pas du tout des sécurités de base. La sécurité alimentaire, la sécurité de l’accès aux soins, plein de choses comme ça. Ce serait quoi une victoire par exemple, par rapport à ces thématiques ? C’est des problèmes de fond auxquels on s’attèle, c’est pas le lendemain de cette action-là que le gouvernement s’est dit “Ah oui tout à fait…”.  Et les gens dans l’ensemble, parce que ça ne dépend pas du tout que du gouvernement, il faut qu’on s’en saisisse en tant que société. Donc ça, ça prend forcément du temps, c’est forcément frustrant. Fin juin, l’année dernière aussi, on est allé sur les pistes face à un avion, pour la réouverture de l’aéroport d’Orly, en sortie de la première phase de confinement. Oui, on a arrêté un avion, sur la journée, ça a mis un peu le bordel dans les vols et il y a eu beaucoup moins de vols, mais en fait le lendemain les avions tournaient et depuis ça tourne.

Célia Grincourt – Ce sont des gouttes d’eau.

Anton Deums – C’est cette sensation de, à la fois c’est nécessaire, et à la fois c’est des gouttes d’eau. Ce que Extinction Rebellion cherche à faire c’est ce changement culturel mais qui est hyper difficilement quantifiable. Et ce changement que la non-violence propose de nous re-responsabiliser en fait. On sait très bien que c’est pas moi tout seul qui vais arrêter l’aviation, j’en n’ai pas les moyens, ou les moyens qu’il faudrait que je mette en place sont des moyens qui ne me conviennent pas, éthiquement et moralement. Mais du coup il faut essayer d’inspirer pour qu’il y ait plein de gens qui se lèvent.

Célia Grincourt – Et qu’est-ce que vous pouvez répondre aux militants qui disent qu’on ne va pas attendre justement que tout le monde se lève, qu’il faut y aller “à la tronçonneuse » ?

Anton Deums – Ils ont en grande partie raison, évidemment qu’il faut aller plus loin aujourd’hui, évidemment que nos luttes ne sont pas du tout à l’échelle, qu’il faut qu’il y ait plus de monde et qu’il faut que les gens qui luttent aillent plus loin. Mais aller plus loin dans quoi ? Pour moi ce n’est pas contraindre violemment les gens en face de moi. Je n’ai pas envie de me mettre à couper des têtes, je ne crois pas que ça va changer grand-chose. Quand on voit comment le terrorisme est traité dans le Monde, ça ne change pas, le système s’en sert énormément pour justifier plus de contrôle, de surveillance, et de continuer l’accélération vers le gouffre. Donc il faut très certainement qu’on passe des caps de radicalité, il faut très certainement qu’on n’attende plus qu’il y ait plus de gens. Ça ne veut pas dire qu’il ne faut pas le penser, il faut penser des choses pour qu’il y ait plus de gens, mais on ne peut plus attendre. C’est pas parce qu’on n’était que trente sur les pistes de l’aéroport qu’il fallait attendre d’être soixante. On est à trente, ben on y va quoi.
Il y a plein d’actions de sabotage qui ne me font pas du tout peur… Quand on regarde les résistances de différentes époques, aujourd’hui on est hyper content qu’il y ait des gens qui aient fait sauter des rails de train, des trains qui amenaient des gens dans des camps de concentration ou qui ramenaient de l’armement. Voilà, faire sauter du matériel sans souffrance de vie humaine directement, mais au contraire qui enlève de la souffrance de plein de gens, aucun problème moral avec ça. Après faut l’assumer juridiquement, soit si on se fait attraper, soit si on veut le faire à visage découvert, c’est-à-dire d’assumer directement qu’on fait ça et que c’est juste d’en être à ce niveau-là aujourd’hui. Parce que je crois que ça transforme beaucoup plus la société, les gens, de dire “Voilà ce qui me semble juste et j’assume pleinement, jusqu’au bout. Et si vous voulez après me contraindre, me mettre en prison, ça ne dépend pas de moi.”. Bien évidemment si on me met en prison, pour ma famille, pour les gens autour, c’est compliqué. Pour le petit bout, on ne se verra pas, c’est déjà compliqué, ça n’impacte pas que moi. Mais si on menace physiquement d’autres que moi par rapport aux actions que je fais, effectivement ça fera réfléchir à un autre contexte. Il y a énormément d’activistes qui se font assassiner, de plus en plus. Il y a des pays où évidemment, juste pour se protéger et protéger nos familles, des fois, on va faire des choses qui ne sont pas forcément à visage découvert. Et je crois que c’est compliqué de juger ça. Ça dépend vraiment des contextes, de qui le fait, d’où on en est. Et c’est peut-être beaucoup plus facile quand on est blanc, qu’on n’a jamais connu de problématique de réponse à nos besoins, de misère, etc. Qu’on a beaucoup plus de sécurité, c’est beaucoup plus facile d’assumer ça. On sait que la pression sera beaucoup moins violente.

Célia Grincourt – J’ai vu que pendant le confinement Extinction Rebellion proposait des sessions de méditation, de yoga, j’ai vu que même pendant des manifestations il y a des gens qui méditent. Est-ce que ça, ça fait partie de la culture du soin ? Est-ce c’est compris par les autres milieux militants, où c’est pas du tout le même esprit ? Est-ce vous, c’est quelque chose que vous partagez ?

Anton Deums – Moi j’ai diverses pratiques dans ma vie personnelle, des rituels quoi, de s’asseoir, de méditer, de plein de manières. Ces rituels-là, chacun est libre de trouver ce qui lui convient, pour se mettre en lien avec ce qu’il veut, ce qui lui semble juste. Après est-ce que c’est compris…

Célia Grincourt – Et c’est quoi l’utilité ? C’est par rapport à cette culture du soin justement ?

Anton Deums – Moi je ne fais pas trop ça en manifestation, donc je ne pourrais pas vraiment parler directement à la place des gens. Mais ce que je crois c’est que, quand on fait de la désobéissance civile ou de l’action non-violente directe, on va mettre le doigt sur des conflits, donc on fait émerger des tensions dans la société que la plupart du temps on veut apaiser. On n’est pas responsables du conflit, il est latent, on le rend juste visible. Mais le fait de le rendre visible et d’avoir cette posture active pour le rendre visible, ça fait émerger les tensions qu’on se prend dans la tête. Et ce que j’ai pu constater, c’est que la plupart de ces pratiques cassent ce rapport très conflictuel, de tension, donc ça permet de beaucoup mieux discuter avec les gens. Parce qu’en fait quand il y a une rangée de gens qui sont assis et qui méditent, on voit tout de suite qu’ils ne vont pas nous agresser, que leur démarche n’est pas de ne pas respecter ce qu’on fait, notre travail ou quoi, quand on peut bloquer des chantiers. Ca fait descendre le niveau de tension, qui nous permet de beaucoup plus facilement dialoguer avec nos adversaires, et en ça, c’est assez précieux. Après j’entends plein de critiques par rapport à ce que ça peut projeter comme image. « Ah bah regardez, ils ne prennent pas au sérieux cette lutte, ils sont en train de faire du yoga, ils sont en train de méditer… ».

Célia Grincourt – Mais j’ai l’impression qu’Extinction Rebellion, par rapport à d’autres milieux militants, intègre davantage une dimension spirituelle, qu’il pouvait y avoir avec Martin Luther King ou Gandhi, par exemple.

Anton Deums – Je pense que ça n’est jamais dit frontalement comme ça, mais je pense que c’est porté par beaucoup de gens. Après c’est un mouvement qui est présent dans plein de pays, avec des gens d’énormément de confessions différentes. Mais ça va se lier à la question du sens de la vie, et de ce qu’on veut en faire. Ça, c’est profondément spirituel dans le fond. Et quand on voit l’état du Monde d’aujourd’hui, comme on le disait par rapport à la victoire tout à l’heure, il y a des choses qui sont déjà perdues et il y a toute une notion de deuil, du rapport à la mort, qui forcément sont des questions spirituelles. Et c’est présent dans le mouvement, c’est présent dans chaque partie de la société, chaque mouvement… simplement, c’est rarement rendu visible. Et peut-être que, dans Extinction Rebellion, c’est plus rendu visible. Et le fait de mettre un peu le doigt là-dessus c’est vrai que dans nos sociétés très rationalisantes, très scientifiques,  presque scientistes, où il faut absolument qu’on analyse tout, la partie sensible, la partie spirituelle, la partie qui va toucher des choses beaucoup plus profondes est rarement mise en avant, elle est rarement comprise aujourd’hui. Et très souvent elle nous fait peur.

Célia Grincourt – Comment vous percevez cette question du financement – parce qu’il y a eu une sorte de scandale selon lequel XR serait financé par des fondations très capitalistes, en Angleterre je crois. Comment c’est vécu de l’intérieur ? Comment vous le percevez ?

Anton Deums – En fait cette question-là est apparue dans le mouvement au moment où il ya eu une fondation américaine, dans laquelle il y a quelqu’un qui a hérité d’une famille pétrolière une certaine fortune, et qui a voulu la mettre à disposition du mouvement climatique, dont Extinction Rebellion a fait partie. Et donc il y a énormément de sous qui arrivent dans l’organisation internationale d’Extinction Rebellion. Enfin il y a des organisations de chaque pays, des organisations de groupes locaux et des organisations qui gèrent ce qu’on appelle le support international. Et donc le groupe de support et le groupe anglais reçoivent des fonds de ça. Et ça pose énormément de questions à l’international dans le mouvement, et donc dans chaque pays. Et suivant les endroits, parce que, selon les pays, les modes d’organisation ne sont pas forcément les mêmes. Donc en Allemagne, c’est par région, parce que c’est culturellement ce qui se passe le plus. A décider si oui ou non ils voulaient ces fonds, pourquoi, il y a eu énormément de débats. Moi ce que je trouve chouette ce n’est pas tellement de retenir si oui ou non il y a des pays qui ont accepté ces fonds ou quoi mais c’est plutôt le “Pourquoi ?”. Quelle était la forme de cette décision, tout ça. Et en France, il y a eu une grosse consultation nationale de tous les groupes locaux, pour savoir si oui ou non on acceptait ces fonds. Et il a été décidé de les refuser. Moi je ne participe pas trop à ces discussions-là parce que ce n’est pas ce qui m’anime le plus.

Célia Grincourt – Alors, pour revenir à votre vie plus personnelle, vous avez décidé de vous installer comme paysan au sein d’une ferme collective, pédagogique et expérimentale, post pétrole et basse technologie. Comment vous envisagez cette activité ?

Anton Deums – C’est une activité qui touche à énormément d’aspects, en fait. On doit construire des choses, gérer des outils, gérer des animaux, plein de plantes, etc. Pas forcément gérer, mais en tous cas contribuer à ce que tout ça interagisse bien. Donc c’est très divers, c’est pas seulement une production alimentaire ou quelque chose comme ça. Donc je ne l’envisage pas forcément comme quelque chose qui me prenne un plein temps du tout dans ma vie. Notamment parce que j’ai envie d’avoir du temps pour les gens autour de moi, j’ai envie d’avoir du temps aussi pour continuer à militer parce que je ne me sens pas du tout de vivre dans un lieu qui va petit à petit être plus privilégié, parce qu’on a des relations saines entre nous, parce qu’on produit de la nourriture, et même si on vit avec très peu d’argent, on a un niveau de vie assez confortable, on répond à nos besoins. Je ne me sens pas de vivre isolé du monde et de regarder le monde s’effondrer de là, donc j’ai toujours envie d’avoir du temps pour militer. Et du point de vue monétaire du coup, c’est sûr que ça ne passe pas dans la société actuelle. Moi je suis assez convaincu, quand je vais chercher dans l’essence de l’idéal que j’ai pour la société, que les relations marchandes sont quelque chose de plutôt toxique et qu’il y a des rapports de domination sous-jacents dans chacune de nos relations marchandes. Et qui ne nous relient pas du tout. On se sent quite une fois qu’on a payé quelqu’un, on ne prend pas le temps d’échanger avec lui, de savoir “Est-ce que ça te convenait, est-ce que t’es ok de faire ce taf là ?”. Et la réponse peut être oui, mais on ne prend pas le temps de s’en assurer.. Du coup j’ai envie de tendre vers une société du don. Et j’ai envie de tendre à travailler – ce qui est très peu compris et qui pose plein de questions en termes d’organisation pratique dans nos vies – j’ai envie de tendre à travailler sans faire payer ce que je fais. Il faut qu’on s’organise pour répondre à nos besoins, pour s’occuper des enfants, et donc là ça nous oblige à remettre en cause une grande partie du fonctionnement actuel de la société. C’est à la fois énorme, un peu flippant, mais à la fois hyper enthousiasmant. Et c‘est une démarche : j’ai toujours besoin d’argent aujourd’hui. Parce que je n’habite pas en Ile-de-France, j’habite en campagne et pour venir là, j’ai pris le train. C’est un certain volume de dépense, l’idée c’est de le faire décroître petit à petit. Aujourd’hui on vit à quasiment trois personnes sur un revenu de 800 et quelques euros.

Célia Grincourt – Un revenu que vous avez comment alors ?

Anton Deums– Avec le Mobilab Songo, vu qu’on était assez jeunes, on n’avait pas le droit aux aides type RSA, etc. Donc on a travaillé pour l’achat du camion, des matériaux pour construire l’ossature bois dessus, de tout ce qui était un peu nécessaire pour partir. Et après, sur la route on faisait de la documentation de savoirs-faire et savoirs-être, gratuite, accessible, comme ce podcast. Des gens nous soutenaient pour faire ce travail de mettre ce savoir à disposition, avec des dons réguliers de 2,3 euros. Un petit groupe de gens qui nous soutenaient, ça nous faisait un petit revenu. Et on faisait des ateliers en participation libre.

Célia Grincourt – Et aujourd’hui ?

Anton Deums – A cette époque-là, on fonctionnait comme ça. On a toujours ce même fonctionnement aujourd’hui, dans le fond. On fait toujours des contenus, des ateliers, dans le même mode de fonctionnement. Et depuis que j’ai eu 25 ans, il y a deux ans, on a fait le choix de demander le RSA, j’ai écrit un article sur pourquoi. Ça nous a posé beaucoup de questions, c’est très mal vu dans la société, et dans cette démarche d’autonomie, évidemment, il y a une part qui est contradictoire. Je n’ai pas envie de dépendre de l’Etat toute ma vie du tout. Mais la plupart des choses qui font sens aujourd’hui pour moi ne sont pas valorisées monétairement dans la société. Et c’est plus important de faire ce qui fait sens. Et j’ai l’impression que c’est une grande contribution à la société, beaucoup plus que si je travaillais dans un milieu salarié classique, dans des taf qui en fait participent plus à détruire qu’à faire des choses qui me semblent aller dans le bon sens. On a donc cette démarche-là, d’avoir le RSA qui permet de travailler énormément gratuitement. Et la question derrière c’est, par exemple, quelles sont les choses qui importent, et qu’est-ce qu’on veut “compter”. Et par exemple, sur une ferme aujourd’hui, on rémunère la production finale, mais on ne calcule pas du tout l’impact de la ferme par rapport à son milieu et par rapport au capital naturel qu’elle dégrade pour produire. Et donc moi, ce qui m’intéresse, c’est plutôt de trouver ce qui fait sens par rapport au monde, et aux lois physiques dans lesquelles on doit forcément s’inscrire. Par exemple, sur la ferme, ce qui m’intéresse ce n’est pas de savoir comment on va être rentable économiquement, mais comment on va être rentable énergétiquement, comment on va penser une ferme dans laquelle on va produire plus de capital naturel qu’on va en consommer. Par exemple, aujourd’hui, un truc précis. Dans notre modèle agricole en France, on consomme entre 6 à 12 calories-pétrole pour produire 1 calorie alimentaire, mais il n’y a aucune entreprise qui peut à continuer à brûler du capital comme ça d’un point-de-vue économique. Si on fonctionne à long terme, on ne peut pas cramer du capital comme ça, ça ne marche juste pas.
Par contre si on se met à dire qu’on veut prendre en compte cette rentabilité énergétique et produire plus de capital naturel – augmenter la biodiversité, stocker plus de carbone, tout en prélevant un petit peu de production pour nous et nos besoins, ce n’est pas du tout rentable économiquement. Il n’y a pas de modèle économique classique qui permette de rémunérer ça. Et donc ça pose la question de si c’est ça qu’on pense qui est juste à faire, comment ensuite on pense la relation avec la société où quasiment tout est devenu marchand ? Nos déplacements, nos relations, la nourriture qu’on va acheter. C’est hyper dur aujourd’hui de s’extraire des besoins monétaires. Le loyer… et puis tous les impôts, et puis tout ce qu’on paye… On dit qu’on ne contribue pas aux impôts, mais en fait il y a 51 % – j’ai regardé les chiffres il y a un an et demi quand j’ai fait cet article – il y a 51 % du budget qui dépend de la TVA. La proportion que les pauvres paient d’impôts, comparé à leurs revenus est bien plus grande que celle des riches. Donc certes, je ne peux pas me payer tout ce que je veux et je suis bien en dessous du seuil de pauvreté, je dépense moins de 300 euros par mois. Mais en fait je ne suis pas du tout pauvre. Je suis hyper riche, j’ai du temps avec mon gamin, on mange des bonnes choses, et j’espère qu’on va pouvoir aller plus loin en s’installant en collectif. On n’a toujours pas notre ferme pour le moment, on est toujours en recherche du lieu et tout ça. On vit déjà en collectif, on accueille déjà des réfugiés, mais dans une colocation quoi, dans un système plus classique en attendant de trouver un lieu.

Célia Grincourt – Vous l’avez dit, vous êtes un jeune père. Comment vous vous projetez avec votre enfant, dans une dizaine, vingtaine d’années ?

Anton Deums – Quand j’écoute mon idéalisme – j’aime bien voir qu’il y a des parts en nous qui ne disent pas forcément les mêmes choses et d’écouter ces différentes parts – quand j’écoute la part de moi optimiste et idéaliste, je me vois bien construire des cabanes dans les bois avec lui, partir en voyage, à vélo, à pieds, en montagne, enfin plein de choses. Toujours à la rencontre des gens, apprendre plein de choses ensemble, s’accompagner. Je pense que les enfants nous apprennent énormément de choses, que ce n’est pas seulement nous qui apprenons des choses aux enfants. Donc j’ai juste envie de vivre ça simplement, et de voir ce qui lui plaira, ce qui nous plaira ensemble, ce qu’on a envie de partager. Par contre, après, il y a une autre part de moi qui voit les données écologiques, environnementales, l’état de nos sociétés, la montée du fascisme, et là, cette part de moi, elle a peur. Dans 10 ans, où on en sera ? Si on prend la montée du fascisme avant Seconde Guerre mondiale, la montée d’Hitler etc. et du parti Nazi, il y a énormément de choses qui montrent qu’on est dans ces mêmes prémices. L’acceptabilité de la société, on détruit des camps de gens qui vivent dans des bretelles d’autoroute. Des bidonvilles au bord de nos villes parce qu’on a un événement sportif et qu’on ne veut pas que les gens voient la misère. Enfin c’est jusqu’à quand ? Il y a des gens qui vivent dans des tentes, on arrive avec des bulldozers, on les broie et personne ne le voit, et personne ne s’indigne. On vit les prémices de tout ça, et tout ça me fait peur, autant du point de vue social et de comment vont réagir les Etats aux contraintes de plus en plus grandes qui vont arriver sur l’énergie etc, aux catastrophes naturelles qui sont de plus en plus fortes. Comment on va réagir à ça ? Ça me coupe dans mes projections réalistes et optimistes. Mais ça n’empêche pas qu’elles soient là et c’est pour ça que je me bats. Mais j’ai aucune idée dans 10 ans, 20 ans, de où on en sera. Ce que je sais, par contre, c’est que peu importe ce qui se passera, moi je vais bosser pour qu’on puisse juste aller gambader dans la montagne, écouter les oiseaux, faire des choses sympas. C’est ça la vie, c’est ça qui m’anime. Ce qui est très compliqué aujourd’hui c’est que, pour juste vivre, il faut se battre quoi, et pour que les autres vivent aussi. Il y a une phrase de Gandhi que j’ai toujours beaucoup aimée : « Vivre simplement pour que d’autres puissent simplement vivre ».

Célia Grincourt – Merci beaucoup, Anton Deums.

Transcription par Irène Monden

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