Cet article a été écrit par Irène Monden, stagiaire à La Force de la Non-violence de mi-mai à mi- juillet 2021.

 

« La non-violence, c’est un truc de blanc. ».

Cette phrase, je l’entends assez souvent autour de moi. En tant que militante, en tant qu’antiraciste et en tant que sympathisante de la non-violence, elle me heurte car je n’ai pas envie d’adhérer à un “truc de blanc”. Elle m’interpelle aussi parce que les visages qui me viennent en tête lorsque j’entends “non-violence”, ceux de Gandhi et de Martin Luther King, ne sont pas blancs. Elle semble alors un peu absurde et déconnectée de l’Histoire de la non-violence. Mais c’est aussi une phrase que l’on peut décider de prendre au sérieux, une occasion de revenir sur l’origine et l’actualité de la non-violence, une invitation à faire face au racisme dans les milieux militants et non-violents. C’est ce que je me propose de faire dans cet article.

Écoutez la version audio de cet article :

Ce qui est surprenant pour moi dans cette affirmation, c’est qu’elle ne me semble pas en adéquation avec ce que je connais de l’Histoire de la non-violence.Une visite sur le site de l’IRNC confirme mon idée: les diaporamas qui retracent l’histoire de la non-violence montrent bien qu’au moins au départ, il ne s’agit pas d’un « truc de blanc ». Un coup d’œil à l’affiche “100 dates de la non-violence au XXème siècle” éditée par la revue Silence et Non-Violence XXI en atteste. L’histoire de la non-violence est marquée par celle de Gandhi, pour qui la résistance non-violente a été un choix éthique et stratégique dans la lutte contre le colonialisme et pour l’indépendance de l’Inde. C’est lui qui le premier utilise le terme “non-violence” en anglais, traduit du sanscrit “ahimsa”, en 1920, 14 ans après avoir lancé la première campagne de désobéissance civile contre les discriminations à l’égard des Indiens.

Le soulèvement de 1919 en Corée contre la loi coloniale japonaise, le mouvement de la place Tiananmen en Chine la même année, les soulèvements non-violents contre les dictatures au Salvador et au Guatemala en 1944, les luttes non-violentes pour l’indépendance au Ghana, en Zambie et au Congo belge dans les années 1950, la lutte pour les droits civiques des Noirs aux Etats-Unis menée par Martin Luther King, le mouvement du People Power contre la dictature aux Philippines en 1986… La liste de luttes non-violentes menées par des personnes racisées, notamment contre le racisme, l’impérialisme et le colonialisme est très longue, et beaucoup de ces luttes ont mené à la victoire.

Certaines sont très connues, d’autres beaucoup moins, mais il semble se nouer quelque chose autour du récit de ces luttes : qui les raconte ? Les blancs ou les personnes concernées ?

N.O. Fear, dans un essai nommé “Qui a peur de Gandhi” montre en effet l’enjeu qu’il y a dans la manière de relater ces luttes non-violentes et derrière le choix des évènements mis en avant. Certains militants et politiques font passer ces luttes pour des revendications pacifistes et légales, et édulcorent les discours de leurs leaders pour les rendre moins incisifs, moins révolutionnaires, plus “acceptables” : en témoigne la manière dont l’histoire de Martin Luther King est racontée aujourd’hui, le transformant en une sorte de saint ou d’icône et occultant le caractère révolutionnaire et anticapitaliste de sa lutte. D’autres comme Peter Gelderloos – à qui N.O. Fear répond dans ce texte-, nient l’efficacité de la non-violence. Pour servir son propos, Gelderloos n’hésite pas à falsifier l’histoire et à affirmer que la non-violence est raciste.

Prenons le premier cas, celui qui consiste à rendre plus lisses les luttes antiracistes. D’une part, cela montre à mon avis que les combats des personnes racisées ne sont écoutées et entendables que lorsqu’elles se présentent comme pacifistes (lors de marches blanches, de sit-in, par le biais de pétitions, etc). Toute manifestation de colère est manipulée, montrée comme de la violence, sans en reconnaître l’origine légitime. Les mouvements antiracistes sont scrutés, on demande des comptes à leurs leaders, on veut les contraindre à condamner toute violence, même purement matérielle, voire toute expression de colère. Par exemple, les journalistes qui reçoivent Assa Traoré (porte -parole du collectif La vérité pour Adama) ne lui parlent presque que des violences ayant lieu lors des rassemblements organisés par son collectif, ou des casiers judiciaires des membres de sa famille, et trop peu, à mes yeux, de sa motivation ou de sa lutte. Plus encore que pour d’autres mouvements sociaux, on refuse de voir la violence première, celle du racisme et du colonialisme.

D’autre part, la non-violence des militants racisés semble ne pas être reconnue. Il est très rare de voir des luttes antiracistes qualifiées de non-violentes, même lorsqu’elles le sont. Prenons la lutte des femmes de chambre de l’Ibis-Batignolles, par exemple.

Ces deux années de grève ont été menées par une écrasante majorité de femmes noires et arabes, ponctuées d’actions spectaculaires comme l’envahissement du hall d’un hôtel de luxe, d’âpres négociations, de journées et de soirées de soutien dansantes et chantantes, de convergence avec d’autres luttes…
Et elle a mené à la victoire, à un accord historique mettant fin à des cadences intenables et limitant la précarité de leur statut. C’est l’exemple même d’une lutte non-violente menée à bien par des personnes racisées et contre le racisme – car ce n’est pas un hasard si le pénible et invisible travail de femme de chambre est principalement occupé par des femmes racisées et immigrées. Un tel exemple refuse l’assignation au calme et à la passivité.et montre qu’on peut être antiraciste, racisé, révolté, déterminé, non-violent et victorieux.

 

Prenons le deuxième cas, dans lequel un militant blanc comme Peter Gelderloos, non seulement refuse de reconnaître que la stratégie d’action non-violente peut être efficace, mais minimise même son rôle dans les luttes des personnes racisées. Pour justifier sa thèse, il va jusqu’à invoquer une émeute violente soi-disant décisive dans la lutte pour les droits civiques des noirs aux Etats-Unis, le 7 mai 1963, argument que N.O. Fear démonte. Vérification faite, il n’y a jamais eu la moindre émeute ce jour-là à Birmingham. Aucun historien n’en parle. Dans cette ville, c’est une campagne non-violente menée notamment par des enfants noirs qui aboutit le 8 mai 1963 à un accord sur la fin de la ségrégation, pas une émeute violente.

Par ailleurs, Peter Gelderloos narre la lutte de Gandhi en sélectionnant stratégiquement les événements qu’il raconte, et en les édulcorant quelques fois. Il choisit de mettre en avant Subhas Chandra Bose, célèbre militant indépendantiste Indien prônant la lutte armée malgré l’échec de sa stratégie, plutôt que Gandhi. Je vous renvoie au chapitre de son livre La non-violence protège l’Etat, intitulé « La non-violence est inefficace », chapitre que N.O. Fear qualifie de falsification historique. Ce dernier résume la position de Gelderloos sur Bose ainsi : « Gelderloos prend Bose comme exemple malgré sa collaboration éthiquement infamante avec les nazis et les fascistes japonais. Il ne l’évoque même pas. ». En outre, Peter Gelderloos refuse de considérer Gandhi comme un anarchiste, allant contre l’avis d’historiens anarchistes tels que Georges Woodcook et Peter Marshall. Il tord les faits historiques pour les faire correspondre à son analyse, selon laquelle la non-violence est inefficace. Ce faisant, il prive les personnes racisées qui le lisent de modèles et de représentations non-violentes victorieuses auxquelles elles pourraient s’identifier, limitant ainsi leurs perspectives.

Clayborn Carson, activiste noir engagé pour les droits civiques dans les années 1960 dont N.O. Fear relate l’histoire dans son essai,  compte parmi ces exemples de militants racisés non-violents méconnus. Je trouve son parcours particulièrement intéressant : il a milité et évolué avec le SNCC. (Student Non-Violent Coordinating Committee). Cette organisation a d’abord opté une stratégie non-violente, avant de devenir le Student National Coordinating Committee au milieu des années 1960, et de prôner l’action violente. Plus tard, Clayborn Carson devient historien et revient sur l’évolution du SNCC. A partir de ses recherches, qui montrent que, dans l’histoire de cette organisation, la non-violence a été bien plus efficace que la violence, Carson s’engage dans une réflexion sur les stratégies d’action politique et redevient un militant non-violent. Le livre de Carson n’a jamais été traduit en Français, ce qui est bien dommage car c’est un point de vue d’un militant non-violent noir. La majorité des politiques, des journalistes, des historiens et des sociologues qui sont écoutés sont blancs, y compris lorsqu’on parle de luttes antiracistes.

Cela prive les personnes racisées de raconter leurs histoires.

Les deux cas dont nous avons parlé constituent à mon sens une forme de  réécriture des luttes non-violentes, qui sert à légitimer une idéologie violente, qu’elle prenne la forme d’un appel à la lutte armée ou qu’elle se dissimule derrière une assignation à un pacifisme bon-teint.

Mais les faits sont les faits : les pères de la non-violence ne sont pas blancs et sont parvenus à mener à bien leurs luttes.

Ces façons de s’approprier l’histoire des personnes racisées dénotent à mon sens une posture surplombante de la part de militants et d’intellectuels blancs. Elle peut révéler un certain paternalisme, comme si les personnes racisées n’avaient pas le choix de la non-violence. Peter Gelderloos est d’autant plus paternaliste qu’il instrumentalise le racisme :selon lui,
tant de violences subies ne peuvent appeler qu’à une contre-violence, comme si c’était une fatalité. Il accuse la non-violence d’être raciste, alors qu’elle a été efficace pour lutter contre le racisme, mais n’hésite pas à s’approprier et à falsifier l’histoire de militants racisés pour servir son propos. A mon sens, c’est cette falsification qui est malhonnête, et cette posture qui dénote une forme de racisme.

 

“La non-violence c’est un truc de blanc.”

Prononcée par des militants blancs, cette affirmation fait preuve d’ignorance et peut même être dangereuse. Mais dans certains cas, et lorsque ce sont des militants racisés qui le disent, il s’agit d’une critique légitime faite à toutes sortes d’organisations politiques, souvent trop blanches. Et dans ce cas-là, il est nécessaire de la prendre au sérieux, et de regarder comment nos organisations peuvent reproduire des schémas de domination raciale. En effet, il ne suffit pas de dire que l’Histoire de la non-violence n’est pas blanche et qu’aujourd’hui des luttes non-violentes sont menées contre le racisme et par des personnes racisées, pour écarter toute accusation de racisme au sein des mouvements non-violents.

Le racisme est un système de domination, un rapport de pouvoir qui structure notre société. Il se fonde sur la hiérarchisation de catégories raciales, elles-mêmes construites socio-historiquement. Il a servi de justification pour la colonisation, qui structure elle-même les rapports sociaux de race contemporains (on parle ici de « race » au sens sociologique du terme, au sens de catégories sociales). Le système de domination raciste permet l’exploitation de pans entiers de la population, l’accaparement des ressources des pays du Sud, l’importation d’une main d’œuvre immigrée à moindre coût…

Concrètement, c’est le racisme qui permet à certains de justifier que la main d’œuvre immigrée, de pays anciennement colonisés par la France, soit moins payée et parquée dans des logements insalubres. C’est aussi le racisme qui permet d’accuser ces personnes de voler le travail des “français” (des français blancs, dans la bouche des racistes), alors même qu’elles ont immigré à cause de l’instabilité économique, politique et sociale que les colons ont laissé en partant.

Dans cet article, je parle des personnes racisées ou non-blanches de manière synthétique, mais il ne s’agit pas d’une expérience unique et uniforme, et il est nécessaire de se pencher sur les luttes de chaque communauté, sur leurs histoires, leurs ressources et leurs batailles spécifiques.

Le racisme profite symboliquement et économiquement aux blancs. Et comme tout système de domination, il puise sa force dans sa réactualisation constante : il structure tous les champs sociaux, il infuse les discours politiques et idéologiques, et l’éducation – en témoigne l’enseignement de l’Histoire coloniale française ou le traitement médiatique et politique de la délinquance dans les banlieues, qui considère ses jeunes habitants comme violents par nature. Tout cela participe à réactiver un classique de l’imaginaire raciste : la figure du sauvage, de l’autre violent, incontrôlable, immoral. Explicitement ou non, les personnes racisées sont renvoyées à une forme de violence inhérente, dans les médias notamment, où les éditorialistes et les figures politiques endurcissent leur vocabulaire : les « banlieusards » sont devenus les « voyous », et maintenant les « sauvages ». Dans la lettre signée par vingt généraux de l’armée française et publiée le 21 avril 2021 dans Valeurs Actuelles, on peut lire l’expression « hordes de banlieue ». C’est à la figure du sauvage que le mot « horde » renvoie, même si les militaires évitent de l’évoquer explicitement.

La force de l’imaginaire raciste contraint les personnes racisées qui voudraient être perçues comme non-violentes à en faire deux fois plus que les blancs, à mettre cette image à distance, à contrôler toute expression de colère, de peur qu’elle ne soit instrumentalisée. Par ailleurs, la quasi-absence d’auteurs ou de personnages racisés dans les programmes scolaires prive les jeunes de modèles de représentation.

 

Le système de domination raciste se fait passer pour un état naturel des choses plutôt que pour une construction sociale, empêchant sa remise en question. Et puisqu’il est présent partout, il serait non seulement faux mais absurde de dire que les milieux non-violents échappent à ce système.

La non-violence s’inscrit en opposition aux systèmes de domination, dans une lutte contre ceux-ci, car ils sont le foyer de la violence. A mon sens, une non-violence qui ne serait pas antiraciste serait incohérente. Et dans le cadre d’une société raciste, ne pas être activement antiraciste, c’est participer à la pérennité de ce système. Donc, dans la lutte pour une société non-violente, il me semble essentiel de ne pas simplement reconnaître que le racisme existe, mais aussi de reconnaître ses manifestations au sein-même de nos organisations, et de lutter contre. Il faut veiller à créer des espaces où les personnes racisées se sentent écoutées, entendues et à l’aise pour militer.

Il faut prendre l’absence de militants non-blancs comme une alerte, comme un problème à régler de notre côté. Il faut aussi respecter les espaces et les luttes non-mixtes, et apprendre à reconnaître la non-violence partout où elle se déploie.
Parce que s’il y a bien une chose que ce podcast m’a appris, c’est que la non-violence est l’inverse de la passivité.

Prendre au sérieux l’accusation selon laquelle la non-violence serait un « truc de blanc » a été l’occasion pour moi de revenir sur un peu de son histoire et de son actualité. Nous avons vu que ni l’une ni l’autre ne sont blanches, et qu’au contraire, la non-violence a souvent été choisie par les militants non-blancs pour lutter contre le racisme, l’impérialisme et la colonisation.

Nous avons aussi vu qu’il est nécessaire de porter une attention particulière à la manière dont ces luttes sont racontées, et à ceux qui les racontent. Les personnes racisées se voient souvent privées leur histoire et la voient parfois même falsifiée par ceux qui la narrent, pour la rendre plus acceptable aux oreilles des blancs ou pour légitimer d’autres stratégies d’action politique que celles utilisées. Nous avons vu comment le racisme affecte l’image des personnes racisées, l’accès à leur modèles, la manière dont la société les traite, y compris dans nos mouvements et nos organisations politiques. Cette accusation et – je l’espère – cet article invitent à s’attaquer au racisme dans nos luttes.

Elle fait aussi écho à d’autres critiques, parfois essentialistes et toujours péremptoires, que l’on entend sur la non-violence : c’est un truc de peureux, de réformiste, de vieux, de femme (voire de femmelette). Comme si la non-violence n’était pas un choix. Comme si ce choix faisait peur.

Derrière ces critiques, on aperçoit la culture de la violence et le virilisme, qui tremblent devant la possibilité d’une lutte non-violente et efficace.

Ce podcast et ma petite contribution à celui-ci invitent à avoir le courage de choisir la non-violence, et laissent entrevoir la possibilité d’une lutte et même d’une société plus justes, plus apaisées, et plus cohérentes.

 

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