165000 enfants sont violés chaque année estime l’association Mémoire traumatique et victimologie et sa présidente Muriel Salmona pense que ces chiffres sont encore en-deçà de la réalité… Quand j’ai vu le spectacle d’Andréa Bescond, je ne connaissais pas grand-chose de ce fléau qu’est la pédocriminalité. « Les chatouilles ou la danse de la colère » – c’est le titre de son seul en scène devenu ensuite un film qui vient d’ailleurs de battre un record d’audience sur France 2 – m’a absolument bouleversée. Je me souviens ne pas avoir dormi de la nuit ensuite, à lire ou écouter des témoignages sur internet, à être révulsée par ces drames qui se passent presque sous nos yeux sans qu’on les remarque. J’ai pensé que j’avais forcément côtoyé des victimes, que j’avais peut-être jugé l’une d’entre elles pour son comportement étrange ou que sais-je, que j’aurais pu être l’une d’elle, car, comme presque toutes les petites filles, j’ai déjà couru plus vite que mes jambes ne me portaient pour rentrer chez moi parce que j’étais suivie et que je sentais que j’étais devenue une proie. Mais chez moi, j’avais confiance, je pouvais parler à mes parents. Comment est-ce possible d’enfermer ainsi un enfant dans une telle solitude qu’il n’a nulle part où se sentir en sécurité? Andréa Bescond ne m’a pas seulement marquée par sa performance d’actrice et de danseuse, phénoménale, magnifiquement mise en scène par son compagnon d’art et de vie Eric Métayer; elle m’a aussi permis d’ouvrir les yeux sur peut-être la pire maladie de notre société, qui se montre incapable de protéger ses enfants. A peine 1% des pédocriminels sont arrêtés et jugés! Et suite à la vague Metoo inceste sur les réseaux sociaux, les avancées d’un point de vue législatif ne sont pas encore à la hauteur des enjeux et continuent à donner des billes aux agresseurs au lieu de protéger clairement les victimes dans ce qu’il conviendrait d’appeler un crime contre l’humanité.
Célia Grincourt – Andréa Bescond, qu’est ce que c’est pour vous la non violence ?
Andréa Bescond – C’est le respect, c’est la considération de l’autre, déjà. Si on part du principe que chaque être humain est un être de droit, forcément la violence est une notion à éradiquer des rapports.
Célia Grincourt – Vous avez raconté votre histoire, j’imagine de manière un peu romancée, dans une pièce de théâtre et un film intitulés « Les Chatouilles ». Est-ce vous accepteriez de revenir sur ce traumatisme, cette ultraviolence que vous avez subie enfant et qui a changé le cours de votre vie ?
Andréa Bescond – A la base, quand j’ai écrit « Les Chatouilles » et qu’Eric Métayer m’a proposé de le mettre en scène, et qu’ensuite on nous a proposé d’en faire un film, c’était assez inconscient tout ça, c’était comme un instinct de survie un peu… Il fallait que ça sorte d’une manière artistique, c’était ma façon de faire. A l’époque où je l’ai écrit, j’avais très mal, à chaque fois que je repartais dans ces soirées, ou ces nuits, ou ces journées où j’ai pu subir les violences infligées par cet agresseur, j’avais des palpitations, j’avais des montées de sueur, des conséquences physiques, que je recevais parce que je fais confiance au corps. Je me disais : si ça sort par ce biais, c’est qu’il faut que ça sorte. Comme ça, ça ne fera plus un nœud à l’intérieur de mon ventre. Donc au début j’avais mal, aujourd’hui beaucoup moins.
Célia Grincourt– Vous aviez quel âge quand vous avez été victime ?
Andréa Bescond – 9 ans.
Célia Grincourt – Et ça a duré plusieurs années c’est ça ?
Andréa Bescond – Je sais pas… C’est étrange hein ? Je sais que c’était beaucoup de fois sur une durée qui est assez floue, puisque c’était un ami de la famille et mes parents l’avaient rencontré lors de notre déménagement. C’était l’un des premiers amis qui nous a accueillis dans la région. Il était très présent, puis ensuite il était dans le club d’athlétisme qu’on fréquentait. C’est quelqu’un qu’on a eu dans notre entourage assez longtemps. Le moment où ça s’est complètement arrêté, c’est quand je suis partie en internat à Cannes pour la danse, j’avais 13 ans. Mais je pense que ça s’était arrêté avant, puisque j’ai réussi à l’empêcher de le faire. Une nuit, je m’étais un peu transformée en pierre, et donc il n’avait pas pu me violer comme il l’avait déjà fait de nombreuses fois mais… Concrètement, on est au moins sur deux ans, sur des épisodes qui pouvaient être très intenses, puis après pendant des mois je ne le voyais pas, puis d’un seul coup on me disait : “Ah, on va passer la soirée chez …”. Mince…
Célia Grincourt – On voit aussi dans le film comment la petite essaie de dire qu’elle n’a pas envie mais personne n’entend, quoi.
Andréa Bescond – Concrètement, ça n’est pas du tout romancé, c’est vraiment ce que j’ai ressenti, évidemment c’est le point de vue de l’enfant qui est traité, donc mon point de vue dans le traumatisme que j’ai subi. C’était compliqué parce que quand il a commencé à me violer, cet homme-là, on venait de s’installer dans une autre région. On avait déménagé, mes parents en ressentaient le besoin, ils avaient besoin de changer de vie. Et tout était tellement… C’était comme un rêve. On arrivait dans cet endroit et je voyais enfin mes parents heureux. Ça a forcément eu un impact sur tout ça. De se taire pour ne pas briser l’équilibre. Je disais juste “J’ai pas envie d’y aller.”, mais bon…
Célia Grincourt – La pièce de théâtre s’appelait « Les chatouilles ou la danse de la colère », puis le film qui a suivi, simplement Les Chatouilles. Qu’est-ce qui s’est passé entre les deux ?
Andréa Bescond – Peut-être que j’étais un peu moins en colère, et peut-être que le fait d’avoir joué ce spectacle de si nombreuses fois et d’avoir rencontré tant de personnes qui ont été victimes comme moi… La compréhension du traumatisme m’a aidée à apaiser cette colère. Comprendre, ça a été vraiment important. Évidemment, il ne s’agit pas de comprendre les agressions, parce que c’est incompréhensible, mais comprendre les conséquences psychotraumatiques. C’est quelque chose qui m’a énormément aidée. Comprendre l’état de sidération, d’emprise d’un agresseur sur une victime, comprendre tout ça… Il y a beaucoup d’ouvrages qui m’ont sauvée, en fait. Ceux de Muriel Salmona, par exemple.
Célia Grincourt – Muriel Salmona qui a écrit le livre noir des violences sexuelles.
Andréa Bescond – Exactement, Muriel Salmona qui est psychiatre et qui travaille sur le sujet des violences sexuelles depuis plusieurs décennies. Quand j’ai lu « La consolation » de Flavie Flament, ça m’a totalement bouleversée, je me suis reconnue dans beaucoup de faits, dans son parcours. C’était la même chose quand j’ai lu Adélaïde Bon, « La petite fille sur la banquise », et puis plus récemment Camille Kouchner, « La Familia Grande ».
Célia Grincourt – Avant de venir au théâtre, vous avez été danseuse, vous avez fait le conservatoire, vous avez même conquis les Etats-Unis en tant que premiere femme blanche à intégrer le milieu hip-hop krump, sous le nom si poétique de Snowbully, le flocon de neige.
Andréa Bescond – Le flocon de neige en colère !
Célia Grincourt – J’ai trouvé la définition de krump sur wikipédia des plus intéressantes. “Cette danse non-violente malgré son apparence agressive à cause des mouvements exécutés très rapidement, de la rage ou la colère qui peut se lire parfois sur les visages des danseurs de krump, se veut être une danse représentant la vie et toute sa jouissance.” Comment avez- vous découvert cet univers et qu’est-ce que ça vous a apporté ?
Andréa Bescond – Ohlala… C’était beau. C’est une grande période de ma vie. Franchement, c’est quelque chose qui m’a ouvert les yeux, le krump. Je l’ai découvert comme beaucoup d’autres danseurs, par le film de David Lachapelle, qui s’appelle « Rise ». Je me suis dit “Mais attends, mais c’est moi!”. J’ai eu la chance de partager ma vie à ce moment-là avec un danseur chez qui ça a aussi fait énormément écho. Et donc on est allé là-bas, et on a été accueilli vraiment chaudement par tous ces danseurs de krump, qui ne sont pas des danseurs en fait, c’est pas leur métier, ils font du krump comme ils marchent.
Célia Grincourt – C’est à quel endroit ?
Andréa Bescond – C’était à Lancaster, au nord de Los Angeles. Et cette danse, qui part de la Terre… En fait, il y avait quelque chose de l’ordre de la danse africaine, traditionnelle. On va chercher l’énergie, l’énergie de la Nature. Moi je ne suis pas croyante. Beaucoup de krumpers sont croyants, notamment protestants, il y a vraiment un rapport à Dieu qui est très fort. Ce n’était pas mon cas, j’ai vraiment cherché dans la Nature, les tripes et l’humain en fait. Tout ce qui est organique, finalement, et qui peut t’amener dans une transe, mais une transe qui est plus toi, par rapport à ton histoire et ton vécu. Et ce qui est le cas des krumpers, parce que généralement, tous les krumpers ont des passés assez traumatisants. Et donc, cette colère, elle sort comme ça. Le krump, c’est une espèce de mélange de boxe, de pop, et de danse, tout simplement. C’est vraiment pousser les limites en fait, affronter l’autre, le regarder dans les yeux, s’amuser…
Célia Grincourt – C’est en duo ?
Andréa Bescond – Ça dépend. Il y a des battles, comme dans la danse hip-hop, mais il y a aussi tout simplement des sessions. Et les sessions sont juste en groupe, en cercle, puis tu vas danser au centre et puis tu reviens et puis tout le monde t’ambiance. C’est hyper collectif et généreux. Moi j’avais besoin de ça à ce moment de ma vie, je devais avoir 25 ans. J’étais une des plus âgées, j’étais la doyenne en fait ! 25 ans, t’es le plus vieux, tu te dis “Ah ouais !”. C’est pour ça que j’ai arrêté avant tout le monde d’ailleurs, j’avais mal au corps ! En tous cas, cette danse permet de rendre à l’univers ce qui nous a été infligé, toutes les violences qui m’avaient été infligées.
Célia Grincourt – Votre corps a été nié. Son intégrité. Est-ce que ça vous a libéré, ce langage du corps, est-ce que c’était une forme d’expression de cette violence ? Ou est-ce que c’était une fuite en avant ? Pour ne pas penser ?
Andréa Bescond – Franchement, un peu tout ça en même temps. Quand j’étais petite, c’était vraiment l’instinct de survie, je me suis mise là-dedans à fond. Avant d’avoir été violée, j’étais déjà hyper passionnée de danse. C’est mon truc. Quand j’ai subi les viols, je m’y suis mise encore plus, encore mieux, et dans une détermination sans borne. Pour moi, évidemment, je serai professionnelle de danse. Donc c’était évident pour ma famille, ils n’ont pas eu vraiment…
Célia Grincourt – Le choix ?
Andréa Bescond – Enfin le choix, ils l’ont fait quand même parce qu’ils m’ont soutenue. Au début, j’étais quand même deux ans dans une école privée à Cannes, c’est onéreux tout ça. Mes parents se sont serré la ceinture pour pouvoir me payer ces deux ans de formation, qui m’ont permis de rentrer au conservatoire, parce que, sinon, je n’aurais pas eu le niveau. Mais encore une fois, j’avais cette volonté d’en vivre. Et c’était vraiment un instinct de survie. C’était un endroit où plus tard, dans la foulée, l’adolescence, oui, j’ai pu y mettre toute ma colère. Même si j’étais en amnésie traumatique, pas très longtemps par rapport à d’autres victimes… jusqu’à l’âge de 17 ans. Je ne sais pas si c’est de l’amnésie traumatique ou un déni total, mais j’avais oublié ces viols quoi. Je savais que cet homme-là m’avait fait du mal, il y avait un truc bizarre, j’avais un rapport bizarre à cet homme à qui j’allais dire bonjour à chaque fois que je revenais en vacances dans la région. Ce qui paraît dingue, et pourtant qui est… Cette situation d’emprise qui est incroyable, en effet. Et quand j’ai eu 17 ans, j’ai compris ce qui n’allait pas. J’ai compris que c’était ça, et toutes les images me sont revenues très très distinctement.
Célia Grincourt– Il y a eu un évènement déclencheur ?
Andréa Bescond – C’était la première fois que j’avais un petit copain, qui était super, hyper bienveillant et tout. Et c’était les premières relations sexuelles et je me suis dit « Il y a un problème là, ça ne va pas, ce n’est pas normal.”.
Célia Grincourt – Vous vous êtes sentie décorrélée de votre corps ?
Andréa Bescond – Complètement
Célia Grincourt – J’ai lu dans une interview que, quand vous l’avez revu, il a compris que vous aviez compris.
Andréa Bescond – Oui mais c’est l’emprise en fait. Il a compris parce qu’il sait très bien ce qu’il m’a fait. Donc il savait, c’était un homme qui se savait en danger. Puisque forcément, déjà avant moi, hein… Une de ses victimes était allée porter plainte. Sa nièce en l’occurrence. Sauf que… Je ne sais pas comment était menée l’enquête mais en tous cas il n’a pas fait de prison et il a suivi une thérapie, mais bon… En vérité il continuait, puisqu’il avait sa stagiaire dans son commerce, qu’il continuait à violer régulièrement. Donc bon, malheureusement ça n’a pas marché, non. Et cette fois, effectivement, les gendarmes ont dit “Bon c’est pas possible, on ne laissera pas passer.”, et ils ont vraiment mené l’enquête, ils l’ont interpellé, il a été en garde-à-vue, et il a fini par avouer. Puisque les gendarmes ont dit “Mais on sait que vous avez violé ces enfants. » Et de toute façon, il n’y avait pas photo, c’est le même rituel pour toutes.
Célia Grincourt – Et quel a été votre cheminement pour aller jusqu’à porter plainte ? Parce que beaucoup de victimes ne vont pas jusque là.
Andréa Bescond – Je ne sais pas… On a chacun notre chemin. C’est déjà vachement dur, de survivre à tout ça, ou d’avoir une vie normale. Moi j’ai eu besoin de porter plainte parce que je savais qu’il devenait grand-père de petite-fille. J’avais compris que c’était un violeur de petites filles, pas de petits garçons, parce qu’il ne s’était pas attaqué à mon frère, ni à ses fils, a priori. Et quand j’ai su qu’il allait avoir des petites filles, ça m’a tellement donné envie de vomir que je n’avais pas le choix. Franchement, je sais ce qu’il m’a fait, je sais ce qu’il a fait aux autres victimes et je m’en veux même de ne pas avoir parlé plus tôt, puisqu’il y a une jeune femme aujourd’hui qui est brisée à cause de lui, et qui a beaucoup de mal. Et ça, c’est dur, parce que je me dis “Merde, si j’avais parlé avant, il ne l’aurait pas violée.”, mais voilà, c’est la vie. Mais c’était une grande part de ma reconstruction, de savoir qu’on avait sauvé ces enfants, en parlant, en témoignant, nous les victimes que nous étions. C’est quelque chose qui aide à se reconstruire.
Célia Grincourt – Et lui, il a eu un procès et il est allé en prison.
Andréa Bescond – Oui, tout à fait. On est allé en cour d’Assises. Ca aussi je tiens à la préciser parce que j’entends souvent récemment, dans les annonces gouvernementales ! “On ne peut pas imposer un procès aux victimes.”. Mais dans le procès qu’on a traversé, nous les victimes du même agresseur, moi je me suis présentée au procès, c’était un procès qu’on a demandé public, de manière à ce qu’on puisse en parler, pour que ça s’arrête tout ça. C’est un procès qu’on a demandé public, mais on avait le choix de le mener à huis clos. Et une des victimes, notamment la plus jeune, n’est pas venue témoigner. Quand on est victime, on peut porter plainte et on peut ne pas aller au procès, je veux dire, on n’est pas obligé d’être physiquement présent, de se confronter à l’agresseur en Cour d’Assises. Il faut réfléchir à tout ça. Quand j’entends des personnes politiques dire “Non non mais un procès c’est aussi destructeur pour les victimes, faut les protéger.»… Non mais protégez nous avant, d’abord, et ensuite laissez-nous le choix! Et on a le choix. Laissez nous l’opportunité de porter plainte toute notre vie.
Célia Grincourt – En fait, actuellement, seuls sont imprescriptibles les crimes contre l’Humanité.
Andréa Bescond – C’est ça, en référence à la Shoah bien-sûr.
Célia Grincourt – Oui sauf que c’est quand-même un crime contre l’Humanité!
Andréa Bescond – C’est ce que je défends. Je leur dis “en fait, on brise l’intégrité d’un enfant, donc on l’empêche de grandir, de se constituer, d’être un citoyen équilibré. On le plonge dans une mort psychique. Une mort psychique, c’est invivable ! Par définition ! Donc oui, le crime contre l’Humanité existe bien, et notamment parce que ce ne sont pas des faits isolés, mais que c’est un système qui a été mis en place il y a des millénaires, malheureusement. Autour de la domination, du rapport dominant/dominé. On parle beaucoup du patriarcat et comment on a laissé la domination d’un certain groupe de personnes s’exercer comme ça, au fil des siècles. Et puis finalement, on se rend compte que ce ne sont pas des agresseurs isolés, non, c’est un système. En ça, oui, c’est un crime contre l’Humanité, puisque c’est un système qui détruit les fondations d’une société.
Célia Grincourt – Actuellement, c’est quoi le délai de prescription ?
Andréa Bescond – Depuis la loi Schiappa, votée en 2018, les délais de prescription ont été rallongés à 30 ans après la majorité. Mais attention, ce n’est pas rétroactif. Les lois ne sont pas rétroactives. C’est-à-dire que si une victime a moins de 38 ans en 2018, elle peut bénéficier de ce rallongement des délais. Si elle a plus de 38 ans en 2018, elle ne bénéficie pas du rallongement des délais, et ça reste à 20 ans après la majorité. Et ça, ce n’est qu’en cas de crime, donc en cas de viol avec pénétration. Ce qui est abominable car, pour moi, caresser les fesses d’un enfant est aussi destructeur que d’essayer de le pénétrer mais enfin… Tout ça pour dire que les délits, eux, bénéficient de 10 ans de moins à chaque fois.
Célia Grincourt – Pour revenir à votre parcours artistique, parce qu’en fait tout est lié chez vous, tout est tellement imbriqué, c’est difficile de faire la part des choses…
Andréa Bescond – Oui, il n’y a pas de part des choses, non. Et il y en aura de moins en moins.
Célia Grincourt – Est-ce que la parole, les mots, donc le théâtre, vous ont permis d’entamer un dialogue avec votre blessure?
Andréa Bescond – Oui. Puisqu’en effet, jusqu’à ce que je rencontre Eric Métayer, j’étais vraiment dans un rapport très physique à ce traumatisme. Je n’avais jamais ouvert un livre, jamais un témoignage sur le sujet. Jamais ! C’était très, très tard. J’ai vraiment fait les choses à l’envers. J’ai été porter plainte, j’étais quand même relativement jeune, il y a eu un procès en Cour d’Assises, l’agresseur est parti en prison. Mais tout ce que j’ai subi, je ne savais pas qu’on était si nombreux à l’avoir vécu. Donc quand j’ai commencé à m’exprimer, puisque, quand j’ai rencontré Eric, c’était sur de la danse, il m’a dit : “Attends, tu as vraiment un truc pour le théâtre, il faut que tu parles, que tu interprètes.”. Donc je commence à parler sur scène à travers une pièce plutôt comique, et là je me rends compte de l’impact de la voix. Et puis notre vie a changé, puisqu’on a décidé de fonder notre famille. C’était un vrai virage pour moi, mes 30 ans. Donc à ce moment-là, je suis tombée enceinte de mon premier enfant puis ensuite de mon deuxième – ils ont 16 mois de différence nos petits, donc c’est très très rapproché. Et ces deux grossesses d’affilée m’ont replongée dans mon passé et j’ai eu peur d’être maltraitante. J’ai vraiment ressenti ça. J’ai vraiment ressenti le fait que je pouvais basculer dans des états de violence et devenir maltraitante avec mes enfants.
Célia Grincourt – Et est-ce que vous pensez que c’est relié à ce que vous avez vécu, ou plutôt à votre éducation ?
Andréa Bescond – C’est relié à un climat général de mon enfance. Oui, il y a eu beaucoup, beaucoup de violences éducatives chez nous.
Célia Grincourt – Est-ce que vous pensez que les violences éducatives ordinaires, donc le fait que l’enfant en France et dans plein d’endroits dans le monde, soit conditionné à l’obéissance, à penser que l’adulte a toujours raison, à faire tout ce que veut l’adulte, sont un terreau propice à ce fléau de la pédocriminalité.
Andréa Bescond – Je ne le pense pas j’en suis sûre. C’est LE terreau. A partir du moment où on ne considère pas notre enfant comme un être de droit, qu’on le soumet, qu’on lui demande d’obéir, qu’on lui demande de se taire, qu’on le punit, qu’on ne lui laisse pas la parole, qu’on le frappe s’il dit quelque chose, et qu’on le traite de menteur, forcément c’est un enfant qui sera une proie potentielle pour les pédocriminels. Et les pédocriminels savent repérer les enfants en état de vulnérabilité, ils les détectent. Ils ne vont pas vers les enfants qui vont s’exprimer à la maison, ils ne vont pas vers les enfants qui sont libres, et je ne parle pas même pas de l’inceste, évidemment. Mais là déjà, sur l’extra-familial, c’est le cas. Et puis on le voit aussi, dans l’ouvrage de Camille Kouchner, « La Familia Grande », on voit qu’Olivier Duhamel utilise une période de vulnérabilité terrible pour la famille pour violer Victor Kouchner. La mère est endeuillée, totalement dépressive, elle sombre dans un alcoolisme. Le père est à fond dans son travail et est plutôt violent verbalement a priori. C’est quelque chose qui est assez courant, ces situations de vulnérabilité que le pédocriminel va attendre. Dans mon cas, par exemple, l’agresseur me disait qu’il m’aimait, que j’avais besoin d’amour, ce qui était vrai, évidemment que j’avais besoin d’amour puisque je n’étais pas sécurisée dans ma construction d’enfant. Et ce que j’analyse aujourd’hui c’est qu’effectivement, j’étais conditionnée à obéir; et qu’en effet, quand, lors du procès en cours d’assise, l’agresseur me regarde et dit “Mais enfin, elle enlevait elle-même sa culotte !”, le procureur a dit : “Oui mais elle avait 9 ans monsieur.”. De toute façon, Muriel Salmona a raison, il y a une dissociation, une sidération dingue, t’es un robot quoi. Donc oui, t’enlèves la culotte, oui, tu fais semblant de rire parce qu’il fait une blague. Et donc tu ris!. C’est ça qui est fou. J’ai vraiment des souvenirs, où forcément je me disais “mais c’est toi qui es complètement timbrée puisque qu’il te fait rire et tu ris, et que… Comment ça se fait ? Comment je peux participer à ca ?”. Alors qu’évidemment, je ne participais pas à ça puisque j’étais sous l’emprise de cet adulte. C’était cet adulte qui mettait tout ça en condition. Mais c’est extrêmement déstabilisant de se relever de ça. Puisqu’on se dit “Mais c’est moi la vicieuse !”, puisqu’il me le disait évidemment, : “tu aimes ça, tu es vicieuse.”. Forcément. Donc toi t’as 9 ans, 10 ans, 11 ans, 12 ans. Tu ne peux pas te constituer normalement, c’est impossible. Et pourtant, je continuais à être une enfant très très enjouée, pendant toute cette période-là. Je n’étais vraiment pas une enfant qui s’est enfermée dans un mutisme, au contraire, j’étais encore plus solaire, encore plus… C’est fou hein. Ça s’est révélé sur des signaux plus de l’ordre de l’hygiène. L’hygiène, la crasse, je faisais exprès d’être sale, je montrais que j’étais sale.
Célia Grincourt – Oui justement, comment repérer les signes si on est confronté, j’imagine les instit quand on sait qu’il y a deux enfants par classe. Même dans notre entourage proche…
Andréa Bescond – Déjà, on voit que les enfants parlent. Souvent. Ils révèlent ce qu’ils ont subi. J’ai lu une enquête de Patrick Jean, “La loi des pères”, j’encourage tout le monde à lire ça. C’est une enquête vraiment bien menée, qui montre les failles de la Justice. Les enfants montrent, les enfants parlent, c’est nous qui recevons mal.
Célia Grincourt – On n’écoute pas.
Andréa Bescond – Pas assez, non. C’est aussi tout le regard que la société porte sur ces violences qui est à changer. Ne pas minimiser. Mais en tous cas, oui l’enfant révèle, par des attitudes parfois très sexuées. Par des problèmes d’hygiène. Par des cauchemars constants, une attitude qui va être littéralement différente, par rapport à d’habitude. L’enfant envoie des signaux. Il faut les recevoir. Alors si on a un dialogue constant et équilibré avec un enfant dès le début de sa vie, on va saisir tout de suite le problème, et d’ailleurs l’enfant va aller vers un adulte de confiance pour révéler ce qu’il subit. Il va en parler, il va le montrer.
Célia Grincourt– Vous n’avez jamais parlé.
Andréa Bescond – Ah non alors là, moi, pas du tout.
Célia Grincourt – Dans un précédent épisode, j’ai rencontré Yazid Kherfi, un ancien détenu, qui a connu une révolution personnelle le jour où quelqu’un pour la première fois posa un regard bienveillant sur lui. Ca me rappelle un peu comment vous parlez de votre rencontre avec Eric Métayer, qui vous a ouvert les portes du théâtre, mais ouvert les portes aussi d’un regard nouveau sur vous.
Andréa Bescond – C’est-à-dire que j’ai vu dans ses yeux quelqu’un qui d’abord ne me jugeait pas. En plus, je l’ai rencontré à une période où j’étais encore très mal, j’étais au plus mal d’ailleurs, puisque je ne comprenais pas pourquoi après avoir amené mon agresseur en Cour d’Assises, avoir “contribué à sauver des vie”, pourquoi j’allais aussi mal ? Pour moi, ça n’avait pas de sens. J’avais fait le travail. Je ne comprenais pas, et donc c’était encore pire. C’était encore pire, les addictions étaient redoublées, j’allais très mal quoi.
Célia Grincourt– Vous aviez un comportement addictif ?
Andra Bescond – Oui, oui, énormément. Alcool, drogue. Beaucoup. Finalement, toutes ces failles, on me les reprochait constamment. “Tu as trop d’énergie. Tu es trop en colère. Tu es trop radicale. Tu es trop… violente.”. Enfin, j’étais trop tout, tout le temps.
Célia Grincourt – Et lui il a vu une matière extraordinaire pour l’art!…
Andréa Bescond – Oui aussi, mais je crois que, de toute façon, il fallait qu’on se trouve lui et moi. C’est mon âme-sœur.
Célia Grincourt – J’aimerais vraiment vous poser cette question parce que ça m’a beaucoup touchée dans le film. Je trouve que la relation à la mère est tellement difficile… Comment êtes- vous arrivée à vous reconstruire sans cette compréhension maternelle ?
Andréa Bescond – Ah c’est dur, hein. Ce qui est très ambigu, dans ce parcours, c’est que ma mère est venue avec moi au commissariat; en Cour d’Assises, elle est allée voir l’agresseur pour lui dire “Andréa m’a parlé, je la crois.”. Donc il y a quelque chose d’engagé. Et après, finalement tout était minimisé, ce n’était pas si grave tout ça, “On s’en fout, c’est bon, sois heureuse et nous saoûle pas avec ça ! Et puis on en a marre de ton mal-être. On ne va pas prendre des vessies pour des lanternes.” Je me souviendrai toujours de cette expression. “Il ne faut pas prendre des vessies pour des lanternes.” D’accord. Moi j’ai eu besoin du coup de me construire loin d’elle. Pour plusieurs raisons, il y a eu cette minimisation, sur laquelle j’ai mis un voile au début. Je me suis dit “Bon, ok, c’est pas grave, elle ne comprend pas.”. Peut-être qu’elle-même a vécu des choses qui lui paraissent bien plus graves, qui sont peut-être de l’ordre de l’inceste, je ne sais pas… je pense que oui. Mais après, c’est sa vie, elle en parlera un jour ou pas, si elle en a besoin. Mais donc je me suis dit, par comparaison, peut-être que ce que j’ai subi par l’ami de la famille ne lui paraît pas très grave. En l’occurrence, être violée à côté de son petit frère de 7 ans, ce n’est pas très traumatisant… C’est aussi quand mes enfants sont venus au monde, on était encore en contact avec ma mère à ce moment-là, et je me suis aperçue de l’énergie maltraitante qui se mettait en place à l’intérieur de moi, de la reproduction d’un schéma qui m’avait complètement bousillée et que je ne voulais pas reproduire. Et en même temps, une influence maternelle : “De toute façon il n’y a que par l’autorité et la violence éducative ordinaire que tu pourras éduquer tes enfants.”. Donc j’ai eu besoin de m’extraire de tout ça, j’ai eu besoin de dire “Stop, je ne peux plus.”. C’était une décision difficile, mais mûrement réfléchie. Après, se reconstruire sans sa mère alors qu’elle est vivante… J’essaie de faire la part des choses, je me dis c’est quelqu’un qui m’a appris la volonté, qui m’a appris la rigueur, le travail. Je vais cuisiner le gâteau de notre enfance, le moka au chocolat, pour notre fils qui l’adore en disant “C’est ma mère qui me l’a appris.”. Donc je ne rejette pas tout. Ce que je sais aujourd’hui, c’est qu’on n’est pas compatibles, puisque nous n’accédons pas à la même vérité. Mais tant pis !
Célia Grincourt – « Et si on se parlait ? », c’est le titre de trois petits livres que vous avez écrits, illustrés par Mathieu Tucker. Pour aider les enfants à parler de tout, sans tabou. Il y a plusieurs âges, 3-6 ans, 7-11 ans et après 11 ans. Votre idée, c’est d’informer les enfants sur leurs droits.
Andréa Bescond – Nous avons écrit ces ouvrages pour ouvrir un dialogue entre enfants et adultes. C’est-à-dire, évidemment, informer l’enfant sur ses droits, sur les interdits clairs de la société. Qu’ils puissent avoir des clés. Il y a des numéros d’urgence, le 119 en l’occurrence, des psys qu’on peut consulter, les gendarmes, la police. Et faire comprendre aussi aux adultes qu’instaurer un climat bienveillant pour son enfant, c’est aussi le protéger. Être en mesure de l’écouter, de le comprendre et de converser avec lui, tous les jours, c’est le protéger. Établir une relation saine et complice avec son enfant, c’est le protéger. Favoriser son autonomie, c’est le protéger. Et un enfant, à partir de 3,4 ans, dès qu’il arrive à bouger tout seul, à utiliser ses mains, ses pieds et tout, à prendre son petit bain. “Regarde tu vas t’essuyer tout seul, là tu prends le savon…”. Tu supervises, mais en tant qu’adulte tu n’as plus à mettre les mains sur les parties intimes de ton enfant dès qu’il est autonome.
Célia Grincourt – De lui apprendre que c’est bien à lui.
Andréa Bescond – Exactement. Que c’est bien à lui, que personne n’a le droit d’y toucher et que, si quelqu’un y touche, ce n’est pas de sa faute. Jamais de sa faute. Mais que c’est interdit, qu’il n’y a que lui qui peut découvrir son corps. Donc le but de cet ouvrage c’est surtout ça. Permettre aux familles de se retrouver autour de choses qu’on perd au fur et à mesure des années qui passent. C’est-à-dire éteindre la télé, les écrans, quand on se met à table et demander “Comment s’est passée ta journée ?”, parce que c’est là aussi qu’on détecte les problèmes. C’est dans des conversations anodines. Dire aux adultes : quand vous arrivez à la maison, posez vos portables, faites de la lecture avec vos enfants, jouez à un jeu de société, faites un cache-cache. Instaurez cette relation de confiance, complice et aussi ludique. C’est vraiment important de pouvoir instaurer ce climat de confiance dont l’enfant a besoin dans la relation parent-enfant.
Célia Grincourt – Est-ce que vous voudriez revenir sur les combats qui vous animent actuellement ?
Andréa Bescond – Par rapport aux mesures qui pourraient être adoptées en l’occurrence, je crois vraiment qu’il faut une tolérance zéro pour les violences sexuelles infligées à des mineurs de moins de 15 ans. Alors c’est vrai qu’aujourd’hui, les politiques en général ont très peur d’une moralisation, et du coup, pour les jeunes couples, j’entendais Dupont-Moretti hier ou avant-hier qui disait : “Vous comprenez, un mineur de 17 ans et demi qui commencerait une relation avec une mineure de 14 ans et demi, et qui passerait à la majorité, ça serait horrible qu’on puisse l’attaquer pour crime.” C’est ce que j’entends.
Célia Grincourt – En même temps un viol reste un viol.
Andréa Bescond – Exactement, et en plus, autour de ces âges-là, il y a les viols en réunion, c’est assez terrible. Et donc il ne faudrait pas donner l’opportunité à ces affaires-là d’être encore déqualifiées en atteinte sexuelles, ou pire un abandon des charges ou un classement sans suite. Ça fait peur aux assos, moi aussi ça me fait peur. Je n’arrive pas à comprendre qu’on ne soit pas plus radical que ça, quand on parle de millions de victimes. Je ne comprends pas pourquoi on n’est pas foutu de dire aux adultes “Si il ou elle a moins de 15 ans, tu ne touches pas. Même si il ou elle demande.”. Parce qu’évidemment, un adolescent a des désirs, a des envies, et il peut être fasciné par un adulte. Il peut avoir des désirs pour cet adulte. Mais c’est à l’adulte de se positionner. C’est à l’adulte d’être très clair avec le refus.
Célia Grincourt– Votre combat c’est sur 15 ans.
Andréa Bescond – 15 ans oui, 18 en cas d’inceste, au moins. Parce que si on est sous le toit de son agresseur, non, à 15 ans ce n’est pas suffisant. Non, c’est au moins 18 ans. Enfin moi j’interdirais toujours, si ça ne tenait qu’à moi, ce serait l’interdit des interdits, on touche pas à un membre de sa famille point-barre, n’importe quel âge.
Célia Grincourt – C’est un interdit fondamental.
Andréa Bescond – Et on sait que c’est mortifère. Il n’y a pas une fois où… Ils ont essayé de plaider “l’inceste heureux” ou “l’inceste consenti” en 2012 : ça s’est soldé par un double meurtre quand-même, il ne faut pas oublier. Eric Dupont-Moretti plaidait l’inceste consenti de deux filles qui étaient violées depuis l’âge de 10 ans par leur père, dont une a eu un enfant de son père. Et bon finalement, inceste consenti, pourquoi pas, écoutez! “Peut-être qu’il y a des incestes heureux…” disait le psychiatre. Et puis deux ans après, le père a tué l’une de ses filles. Deux balles dans la tête parce qu’elle ne voulait plus être avec lui. Mais quand je dis tout ça, on me regarde avec des grand yeux des fois, en me disant “Mais enfin, c’est quand-même beaucoup, vous êtes radicale.” Oui, oui, ok, je suis radicale. On ne devrait pas tergiverser sur la protection de nos enfants. Je veux dire, tu vas chercher des clopes, si t’as moins de 18 ans, on va te demander ta carte d’identité, pour l’alcool c’est pareil. Donc comment ça se fait que l’adulte porte la responsabilité de dire “Hop hop hop, non, non, tu as moins de 15 ans, je ne vais pas te donner un rhum orange”, mais par contre en ce qui concerne une pipe, “Oh ben finalement, vas y.”. Non, c’est à toi en tant qu’adulte de dire non.
Célia Grincourt – J’ai lu que vous étiez une admiratrice de Rosa Parks, cette femme afroaméricaine qui est la premiere à avoir refusé de céder sa place à un blanc dans un bus, et il y a une citation d’elle que j’aime beaucoup. “J’ai appris au fil du temps que lorsque nous sommes fermement résolus, la peur diminue. Savoir ce qui doit être fait fait disparaître la peur.”. Est ce que vous avez encore peur, Andréa Bescond ? On ne dirait pas comme ça, à vous écouter.
Andréa Bescond – J’ai peur que ça ne change pas, en fait. Franchement, ça c’est une vraie peur. C’est quelque chose qui m’empêche de dormir beaucoup. La peur qu’on ne soit pas capable, nous les adultes, de prendre vraiment les choses en main, alors qu’aujourd’hui, en 2021, c’est le moment. Et si on ne le fait pas maintenant, on ne le fera jamais.
Célia Grincourt – Pourquoi c’est le moment ? A cause de #MeTooInceste ?
Andréa Bescond – Oui parce qu’il y a eu cette déflagration, grace à Camille Kouchner, qui a tellement bien décrit ce phénomène d’emprise autour de l’inceste. Et les médias se sont emparés de ça. Et #MeToIinceste qui a été initié par le collectif Nous Toutes, ça a quand-même permis que les gens prennent conscience que c’est partout, dans toutes les strates de la société, et ce sont toujours les mêmes histoires.
Célia Grincourt – C’est incroyable d’ailleurs, toute cette déflagration avec plus de 100 000 tweets.
Andréa Bescond – Témoigner sur les réseaux sociaux, ça a un impact énorme! Franchement je vous encourage, les personnes ayant été victime de violences sexuelles, à vous faire connaître par des publications, par des écrits, par des coups de gueule…
Célia Grincourt – Pourtant je lis encore souvent des gens qui disent “Mais pourquoi elles se réveillent toutes maintenant pour parler de leur viol ?”. Mais en fait il y a l’amnésie traumatique…
Andréa Bescond – Si tu ne t’en souviens pas, tu ne peux pas en parler. Effectivement, l’amnésie traumatique, il va falloir déverrouiller…
Célia Grincourt – Ce n’est pas connu en fait.
Andréa Bescond – Non ce n’est pas connu. C’est un principe neurologique sui est mal compris. Et pourtant dans le documentaire de Flavie Flament, on le voit bien cette double peine, sur l’IRM… Il y a des lésions dans le cerveau, c’est assez incroyable. Mais c’est vrai que, quand on parle de l’amnésie traumatique, il y a quelque chose qui n’est tellement pas palpable. “C’est quoi cette amnésie ? Qu’est ce que ça veut dire ?”. Alors que c’est tout à fait compris pour les personnes qui reviennent de guerre. Alors on va dire “Ah mais c’est pas comparable.”. Si, parce que concrètement c’est un traumatisme énorme. C’est fou comme la parole des victimes ne fait pas foi. Et ça, c’est intolérable. Alors on veut bien nous accorder qu’on a été violé, on ne nous traite plus de menteur, c’est déjà ça. Mais quand on dit “Attendez il n’y a pas que ça, c’est quasiment une victime sur deux qui ne se souvient pas de ce qui lui est arrivé avant un certain temps.”… Est-ce qu’on peut le considérer, notamment dans la Loi ?
Célia Grincourt – Quand on regarde Les Chatouilles, il y a cette image magnifique de l’adulte qui vient prendre la main de l’enfant qu’elle était. Ça veut dire quoi pour vous, “soigner son enfant intérieur”, et est-ce qu’aujourd’hui vous diriez que vous vous aimez, enfin ?
Andréa Bescond – Alors cette image m’est venue par la résilience de Boris Cyrulnik, qui le dit très clairement. Il y a beaucoup de thérapeutes qui font faire cet exercice aux victimes. Oui, je crois qu’il faut soigner son enfant intérieur dans le sens où, encore une fois, il faut l’enrober, lui dire que c’était pas de sa faute, qu’il n’y était pour rien. Vraiment, typiquement j’ai encore la scène en tête du spectacle et du film, je l’ai jouée tellement de fois, à chaque fois, j’y étais avec la petite Andréa. Donc je crois que ça fait beaucoup de bien de se redonner un peu d’indulgence, et souvent on me dit “Mais Andréa, je n’y arrive pas, ça fait 20 ans que je suis en psychanalyse et je n’arrive pas à me sortir de ça.”. Je comprends, il y a plein de chemins différents, j’encourage souvent les gens à passer par le corps, à tenter un autre chemin en fait. Je leur dis “Prenez soin de vous, est-ce que ce que je vois dans la glace, là, me fait du bien ?”. Je peux me rendre compte que j’ai un beau regard, que ma peau est lumineuse. Prendre conscience de ce qu’il y a de beau chez soi. Passer par l’extérieur pour enrober l’intérieur. L’Ayurveda parle beaucoup de ça. Ce qu’on mange, ce qu’on boit, comment on dort, le sport qu’on va faire, qui va générer aussi cette montée d’endorphines, qui est absolument essentielle pour l’état psychologique. En allant un peu chez le coiffeur, en s’habillant comme on a envie de s’habiller, prendre soin de soi, se rendre plus beau dans le regard de l’autre, ça aide.
Célia Grincourt – C’est quoi la société que vous voulez laisser à vos enfants ?
Andréa Bescond – J’aimerais une société plus bienveillante, plus protectrice à l’égard des enfants. On sait qu’on leur laisse un monde en décrépitude, on ne va pas se mentir, que ce soit au niveau écologique ou philosophique. Donc me dire que j’ai eu un passage sur cette planète où j’ai pu essayer de faire grandir cette protection autour de l’enfant, de bousculer un système qui est tellement ancré. Ce système de domination, j’aimerais bien qu’il vire, une fois pour toutes. Alors ça va mettre du temps, mais j’aimerais bien. On est quand même sur la bonne voie. J’aimerais que ma fille, quand elle aura 18 ans, puisse se promener dans la rue en short sans qu’on la traite de pute… ça me ferait bien plaisir. Ou qu’on ne traite pas mon fils d’hypersensible parce qu’il est ému. Enfin voilà, ce n’est pas une femmelette. Moins dans le jugement, et beaucoup plus dans la protection, et qu’on ait un État qui arrête les complaisances vis-à-vis des agresseurs. On sait qu’on a un souci de budget au Ministère de la Justice. Ce qu’on demande, la tolérance zéro pour les moins de 15 ans, l’ouverture des Cours d’Assises, ça a un coût exorbitant. Et on sait qu’aujourd’hui le Ministère de la Justice n’est pas du tout en mesure de combler ces demandes, de remplir ce contrat-là, puisque c’est ridicule, le budget de la Justice en France. Il faut reprendre de l’argent public pour le mettre dans la justice, pour le mettre dans l’Éducation et dans la Culture ! On voit bien en cette période de crise sanitaire que c’est tout l’inverse.
Célia Grincourt – Et par rapport à la Culture, qu’est ce que vous ressentez par rapport au fait d’être jugée non-essentielle?
Andréa Bescond – C’est vrai qu’entendre ça c’est extrêmement blessant, et puis ce n’est pas vrai. L’état psychologique des français est au plus bas. Que ce soit le sport dans les salles de sport, que ce soit le théâtre, le cinéma, ce sont des endroits où les gens peuvent rire, pleurer, dégager toutes les énergies néfastes qu’ils ont accumulées tout au long de la journée, au travail ou dans les rapports humains. Au contraire de ce qu’ils disent, nous sommes essentiels.
Célia Grincourt – Vous avez des projets aujourd’hui ?
Andréa Bescond – Oui, je touche du bois. On est en montage d’un film qui passera sur M6, qui s’appelle « A la folie », avec Marie Gillain, Alexis Michalik, qui sera sur les violences faites aux femmes, la situation d’emprise, le pervers narcissique, le fonctionnement… J’ai eu la chance de jouer le rôle de Jeanne dans l’adaptation de « L’enfer des foyers » de Lyes Louffok, qui s’appellera « L’enfant de personne », qui a été réalisé par Akim Isker. Et on a la chance de tourner notre second long-métrage cet été qui s’appelle « Quand tu seras grand », qui parle de nos anciens, de nos enfants, de ce qu’on se raconte. Comment on vit dans cette société chaotique, quand on est les deux extrêmes de la vie, et qu’au milieu de ça il y a des adultes qui bataillent pour essayer de s’en sortir. C’est un film choral, on est vraiment loin du drame intime, c’est une ode à la vie, sur la richesse de nos anciens. Ils ont tellement de richesses et on les laisse péricliter. Donc voilà, on voulait juste apporter un coup de projecteur sur cette génération un peu abandonnée dans nos sociétés occidentales.
Célia Grincourt – Merci beaucoup, Andréa Bescond.
Transcription par Irène Monden
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